Au sud-ouest du Cameroun, un peuple forestier, les Bagyéli, est menacé par l’accaparement de ses terres, que l’état ou les multinationales convertissent en plantations industrielles.

En mars 2019, une équipe d’ICRA est allée à leur rencontre.

Les Bagyéli (au nombre d’environ 10000 individus) sont l’un des quatre groupes Pygmées du Cameroun, habitant principalement le département de l’océan au sud-ouest du pays. Cette région abrite d’autres communautés Bantou, notamment les Fang, les Bulu, les Bassa et les Batanga. La forêt équatoriale occupe cette région au climat humide et aux précipitations abondantes, renfermant ainsi un potentiel forestier riche et diversifié.

Pour les Bagyéli, comme pour les autres communautés forestières de la forêt équatoriale, la forêt est perçue comme source de vie incontournable et ils y manifestent un attachement indéfectible. C’est dans la forêt que vivent les Pygmées et c’est dans la forêt qu’ils exercent leurs cultes et autres rites traditionnels. C’est dans la forêt encore qu’ils trouvent les produits appropriés à leur alimentation, les produits de la cueillette qui garantissent leur économie et les produits de la pharmacopée traditionnelle : la forêt et les Pygmées sont d’inséparables amis.

Hélas, au Cameroun comme un peu partout en Afrique équatoriale, la forêt fait l’objet d’une compétition ardue entre ses multiples utilisateurs et est devenue un enjeu économique, politique et stratégique. Même si la déforestation est moindre qu’en Asie ou qu’en Amérique latine, elle s’accroit de façon alarmante depuis quelques années déjà avec notamment l’extension de l’exploitation forestière et des grandes plantations industrielles, notamment d’hévéas et de palmiers à huile.

Aujourd’hui, la diversité des intérêts, des enjeux et des acteurs liés à l’exploitation forestière génère un accroissement de la déforestation mettant en péril la survie des communautés forestières de la région.

Les communautés forestières de l’est du Cameroun comme les Baka sont moins touchées par la déforestation car éloignées des axes routiers et des ports : ces dernières années pourtant, la déforestation progresse grâce à l’ouverture de pistes et de routes par des sociétés chinoises notamment en échange de concessions forestières accordées par le gouvernement camerounais. Plus à l’ouest, chez les Bagyéli, la proximité des grandes villes, le réseau routier plus dense et l’ouverture maritime avec le port de Kribi (doublé aujourd’hui par un second port en eau profonde) ont facilité l’exploitation forestière et l’arrivée des plantations industrielles.

Les plantations industrielles de palmiers à huile et d’hévéas

Comme beaucoup de pays de la zone équatoriale, le Cameroun est touché depuis quelques décennies par l’extension des plantations industrielles qui alimentent nos sociétés en huile bon marché ou en biocarburant présenté comme la solution à la réduction de la production pétrolière. Cette forme d’extractivisme qui génère de colossaux profits pour des sociétés transnationales occidentales ne profite en rien aux pays du sud : les retombées économiques sont dérisoires comparées aux dégâts sociaux et environnementaux qu’elle entraîne.

En ces temps où l’on promeut les plantations de palmiers pour fournir du combustible – biocarburant – aux pays du Nord, les consommateurs doivent savoir que ce n’est en aucune manière un combustible “vert”. Sa vraie couleur est plutôt un mélange d’exploitation sociale, de violation des droits humains, notamment des droits des populations autochtones sur leurs terres, et de destruction environnementale.

Au Cameroun, les plantations industrielles ont commencé dans les années 1960, notamment dans le département de l’Océan. Le symbole des plantations au Cameroun est la Socapalm (Société camerounaise des palmeraies). Constituée par l’État camerounais à partir des années 1960, cette gigantesque exploitation de plus de 25 000 hectares de palmiers et d’hévéas a été privatisée en 2000, sous l’impulsion du FMI, appelé au chevet d’un pays exsangue économiquement, afin de renflouer pour un temps les caisses de l’Etat.

Socfin en est aujourd’hui l’unique propriétaire. Lors de la privatisation, la convention de cession décrivait les devoirs de la société vis-à-vis des populations riveraines, avec notamment une responsabilité sociale, éducative et sanitaire. Ces textes n’ont jamais été respectés. L’arrivée et le développement de la plantation ont entraîné le défrichage de milliers d’hectares de forêt jusqu’alors utilisée par les populations locales pour les activités de chasse et de collecte. Des terres arables ont également été réquisitionnées pour la monoculture, privant les populations de terres utiles pour cultiver.

La perte de ces terres n’a jamais fait l’objet de compensation de manière satisfaisante, malgré les multiples promesses qui ont été faites pendant 40 ans.

Aujourd’hui, Socapalm et Socfin sont contrôlées par les groupes Bolloré et Fabri, aux pratiques économiques, sociales et environnementales contestées. Socapalm fait l’objet d’un montage financier complexe. Les bénéfices de l’exploitation d’huile de palme sont rapatriés vers deux holdings luxembourgeoises, afin de payer moins d’impôts sur les sociétés.

La Société camerounaise de palmeraies, c’est : 78 529 hectares de surface concédée ; 25 998 hectares de surface exploitée (36 000 terrains de foot) ; 18 265 hectares de plantations villageoises encadrées.

Avec ses cinq plantations, la Socapalm, véritable empire de la palme au Cameroun, a une capacité de production de 132 tonnes/heure, grâce à laquelle elle pèse pour 42% du marché de l’huile brute au Cameroun.

A 40 kilomètres à l’est de la ville de Kribi, ce sont les plantations d’Hévéas de la société camerounaise Hevecam qui ont envahi il y a quelques années les terres de la communauté Bagyéli de Djamba. Bienvenue, l’un des responsables de la petite communauté nous reçoit devant les quelques maisons en poto-poto du nouveau campement, Mbébé, qu’ils ont reconstruit en bordure de route. Un membre de l’association APED Appui pour la protection de l’environnement et du développement nous accompagne. Pour Bienvenue, les problèmes ont commencé quand Hevecam a jeté son dévolu sur leurs terres : “nous n’avons pas été consulté, nous avons été mis devant le fait accompli : nous devions partir, laisser notre village, notre forêt, nos champs et les tombes de nos ancêtres. Les engins sont venus, ont tout rasé, puis les surfaces ont été plantées d’hévéas. Notre lieu de vie en forêt a été complétement détruit, nous n’avons plus où chasser, où pêcher, où pratiquer l’agriculture. Nous n’avons plus qu’un espace très réduit, près des maisons, entouré par les champs des Bantou. Nous n’avons pas eu de compensation suite à cette expropriation”.

A présent, les 15 habitants du campement veulent rester ici, non loin de leurs anciennes terres, même si la vie est difficile. ”Nous voudrions seulement avoir plus d’espace pour cultiver. Nos enfants vont à l’école à 5 kilomètres mais sont parfois exclus sans raison“.

L’Association Aped essaye tant bien que mal de leur venir en aide mais il y a peu d’espoir pour qu’un jour la communauté puisse obtenir des compensations, notamment territoriales.

Bankandé, un village bagyéli cerné de plantations

Pourtant, les ONGs africaines se mobilisent depuis de nombreuses années et font pression sur ces multinationales, notamment le groupe Bolloré : occupation de plantations, rassemblements devant les bureaux et sièges sociaux, lettres de revendications. Lors d’une récente Assemblée générale du groupe Bolloré, les militants, coordonnés par l’association ReAct, qui soutient les populations en butte aux activités des multinationales, ont remis une lettre de revendications et de protestations au Directeur du groupe, Vincent Bolloré.

L’impact du groupe que vous contrôlez sur nos vies est immense et pourtant, nous n’avons jamais eu de relations directes avec ses représentants”, soulignent les collectifs, qui dénoncent les “pratiques dominantes” des entreprises contrôlées par Vincent Bolloré.

Le texte vise cinq plantations de palmiers à huile au Cameroun, une au Nigeria, une plantation d’hévéas et de palmiers en Côte d’Ivoire, et deux autres au Liberia. Au cœur de leurs doléances, l’“accaparement aveugle des terres ne laissant aux riverains aucun espace vital, même pas pour développer des cultures vivrières, la faiblesse des compensations accordées aux populations riveraines, la réduction forte des services et des contributions au développement social des villages, contrairement aux bonnes intentions affichées et parfois aux conventions signées, et enfin le mauvais traitement des populations par des escouades de gendarmes commandités ou employés de sociétés de gardiennage privées”. Voilà pour “quelques exemples d’une longue liste de problèmes, source de conflits récurrents”. L’association ReAct n’hésite pas à parler de “Germinal” sous les tropiques. Dans les quatre pays, les collectifs, qui revendiquent d’être reconnus comme des interlocuteurs valables localement, réclament que les plantations ne s’étendent plus sur “l’espace vital des villages riverains” et même des rétrocessions de terres (notamment pour les communautés forestières), mais aussi le financement par les entreprises de services sociaux pour les habitants, et “l’appui au développement de plantations villageoises”.

Socapalm, l’empire de la palme !

Le lendemain, au sud de Kribi, nous traversons à tout allure la plantation de Socapalm afin de rejoindre le campement Bagyéli de Bankandé. A perte de vue des palmiers à huile, plus aucune trace de la forêt, des pistes tracées au cordeau menant aux différentes parcelles, des postes de contrôle, des équipes de surveillants motorisées, des ouvriers récoltant les fruits des palmiers et des camions lourdement chargés, emportant les récoltes vers les centres de transformation. Nous arrivons au campement de Bankandé, quelques maisons en dur, quelques mongulus, cernées par les palmiers à huile. Solange, native du lieu, qui anime notamment une émission en bagyéli sur une radio communautaire de Kribi, nous reçoit et nous expose la situation de Bankandé et de ses habitants. Quand je suis né, la forêt entourait le village, on vivait de la chasse, de la cueillette, des cultures, à présent ce n’est plus possible, ce n’est plus la même vie. Socapalm nous a exproprié, nous n’avons jamais été consulté, il n’y a pas eu de Clip (consultation libre et informée préalable) pourtant obligatoire pour tous programmes de développement touchant les communautés traditionnelles. Elle exploite nos terres en faisant comme si nous n’existions pas. Les engrais chimiques et les pesticides utilisés par Socapalm polluent les cours d’eau et les sources : nous ne pouvons plus pêcher n’y même boire l’eau de nos rivières. Récemment Socapalm a installé une pépinière de 7 hectares juste devant notre campement avec des miradors pour la surveiller ! Les produits chimiques utilisés ont amené des maladies nouvelles, notamment au niveau respiratoire et de la peau.

A présent, nous cultivons quelques lopins de terre près du village et nous allons parfois à la chasse. Plusieurs associations sont venues, même des représentants de l’Onu. Socapalm a été attaqué en justice, en France et au Cameroun, mais ils n’ont jamais été sanctionnés.

On nous avait promis des maisons, un centre de santé, des emplois… mais rien de tout cela n’est arrivé ! Ils ont détruit notre forêt, notre vie”.

Bankandé n’est pas le seul campement bagyéli touché par l’extension des plantations de palmiers à huile. Socapalm, qui exploite plusieurs dizaines de milliers d’hectares de plantations a exproprié de nombreux campements bagyéli toujours en leur promettant des maisons modernes, une vie meilleure… Les palmiers ont été plantés, ont poussé, ont donné des fruits qui ont été récoltés, mais l’entreprise n’a pas construit une seule maison.

Aujourd’hui, les Bagyeli sont entourés de plantations, dans lesquelles on ne leur permet pas d’entrer. S’ils le font et si les gardes les attrapent, ces derniers les expulsent par la force.  Ils sont devenus des étrangers sur leurs propres terres.

Quant à leurs moyens d’existence, c’est à peine s’ils peuvent survivre. L’entreprise ne leur donne pas de travail et les quelques Bagyéli employés reçoivent un maigre salaire, encore plus faible que celui des autres travailleurs. L’unique gibier qui reste à l’intérieur des plantations est le rat. C’est seulement aux marges de la plantation et plus loin dans la montagne que l’on peut encore trouver un peu de gibier.

Tout ceci résulte de la destruction de la forêt équatoriale, en partie rasée par l’entreprise pour la convertir en plantations de palmiers. Auparavant, les Bagyeli trouvaient dans la forêt tout le nécessaire pour vivre (viande, fruits, etc.). Aujourd’hui, ils ne peuvent même plus compter sur une eau propre – elle est polluée par les engrais chimiques et par les sédiments provenant de l’érosion. En matière de santé, les problèmes liés à la mauvaise alimentation, à l’eau contaminée et à l’insalubrité des espaces dans lesquels ils vivent s’aggravent car, faute de forêts, ils ne trouvent plus les plantes utilisées dans leur médicine traditionnelle.

Malgré la surveillance mise en place par la Socapalm à l’intérieur des plantations, nous avons réussi à tourner quelques images aériennes (qui renforceront les dossiers d’associations camerounaises de protection de l’environnement et des communautés) des plantations de palmiers à huile qui s’étendent sur d’immenses surfaces à la place de la forêt équatoriale autrefois si bien préservée et entretenue par des communautés forestières qui y vivaient en harmonie.

Ici comme ailleurs, dans peu de temps, ces terres surexploitées et contaminées deviendront incultes et si rien n’est fait, si nos sociétés restent aveugles, alors ces mêmes plantations migreront vers d’autres espaces, remplaceront d’autres forêts, expulseront d’autres communautés…

Le mode de vie des Bagyéli, comme celui des autres communautés forestières, repose essentiellement sur la chasse, sur la cueillette et sur une petite agriculture vivrière. Sans terres et sans forêts, ce mode de vie est impossible et ce sont ainsi des siècles de patrimoine culturel et de tradition qui disparaissent. “Nous ne pouvons pas vivre sans chasser ; dans quelle forêt irons-nous chasser ? C’est grâce aux arbres que nous soignons les gens et ces arbres nous ont été laissés par nos ancêtres. Qu’on laisse nos terres tranquilles” : c’est ce que répète inlassablement Bienvenue aux visiteurs de passage. Malgré tout, ces communautés restent attachées aux lambeaux de terre que ces multinationales de la honte ont bien voulu leur laisser, pratiquant pour survivre un peu d’agriculture vivrière, s’embauchant ici ou là notamment sur les espaces agricoles des Bantous, en attendant des jours meilleurs, avec le faible espoir de repartir un jour au cœur de la forêt nourricière, leur éden depuis toujours…

H. Valentin, ICRA International

 

ICRA International est un mouvement de solidarité avec les peuples autochtones :

  • Campagnes de sensibilisation et de pression à l’encontre de gouvernements ou d’entreprises ne respectant pas les droits individuels et collectifs de communautés autochtones qui demandent le droit de vivre leur différence dans la dignité.
  • Mise en place de programmes d’aide à l’autosuffisance alimentaire, éducative, médicale et sanitaire, sauvegarde et promotion des mémoires et des cultures autochtones afin d’encourager la transmission de leurs patrimoines culturels, de leurs langues et de leurs traditions orales.

www.icrainternational.org