Alors que la marchandisation croissante des activités humaines se développe, approfondissant la crise sociale et écologique à l’échelle planétaire, la notion de « Communs » est de plus en plus présente dans les débats publics. Elle inspire des initiatives dans des domaines toujours plus nombreux. Que se cache-t-il derrière ce terme ? En quoi « les communs » indiquent-ils une voie porteuse d’alternatives concrètes ? Nous avons posé la question à Michel Bauwens, chercheur, entrepreneur et écrivain spécialiste de cette nouvelle approche.

Quand on parle des « Communs », de quoi parle-t-on ?

Nous définissons généralement les communs par trois critères qui doivent être présents en même temps pour avoir des “vrais” communs :

  • Premièrement, c’est une ressource partagée, qui peut être matérielle, donc par exemple les flancs de montagnes en Suisse ou au Japon, des aires de pêches ou des forêts, mais aussi des communs urbains comme un écosystème AMAP ou une coopérative d’énergie renouvelable ; les communs peuvent aussi être “immatériels” (bien qu’ils aient toujours besoin d’infrastructures matérielles pour exister) tel que le logiciel libre ou un design partagé et les productions de connaissances “en commun” ;

  • Le deuxième élément est que ces communs sont portés par une communauté ou un groupe de partenaires (stakeholders), donc ni par l’Etat, ni par une seule entreprise par exemple. Il faut donc impérativement une forme de gouvernance participative, voire de propriété partagée/distribuée (où elle ne peut être “à personne en particulier”, comme dans le logiciel libre, on appelle cela “non-dominium”, ce qui veut dire, “sans maître”) ;

  • Et en troisième lieu, il faut que les règles et les normes soient produites par cette communauté. C’est donc toujours un choix humain, en anglais on dit : “there are no commons without commoning”.

Depuis quelques années, on en parle de plus en plus : pour quelle(s) raison(s)  ?

Il y a une vraie pulsation dans l’histoire des sociétés humaines, bien décrite dans la discipline historique qu’on appelle “cliodynamique”. Comme vous le savez, les civilisations ne sont pas éternelles. Si on définit spécifiquement la civilisation comme un stade historique où des entités (quasi)étatiques font la concurrence pour des ressources rares, on voit aussi que ces pratiques “extractives” finissent toujours par surexploiter leur propres ressources. Ce que l’on sait moins c’est que ces moments d’épuisement sont suivis par une régénération des communs, et que donc ces réformes “mutualisantes” sont utilisées pour rétablir les équilibres naturels. Il est donc normal que dans cette crise, qui est aussi une crise écologique (changement climatiques, raréfaction de ressources), les communs fassent un retour en force.

A la fin de l’empire romain, la communauté open source c’était les moines-ingénieurs cisterciens, aujourd’hui ce sont des communautés globales qui échangent la connaissance ; à cette époque on avait les monastères, aujourd’hui ce sont les fablabs et les makerspaces ! Mais la France est probablement le pays le plus développé au niveau de la “pensée des communs”, ainsi qu’au niveau des pratiques urbaines. Comme j’ai pu le vérifier par ma propre étude à Gand en Belgique, depuis 2008 on constate dans les villes européennes une croissance par 10 du nombre de communs urbains. On est donc définitivement face à un retour du commun !

Les  Communs représentent-ils une alternative à la crise multiforme actuelle ?

Tout à fait. Jusqu’à présent le système marchand n’a pas fait preuve de sa capacité de vivre dans les limites planétaires, et nos états néolibéraux sont également “à la traîne”. J’aimerais répondre par un exemple : les voitures individuelles sont utilisées 5% de leur temps, et c’est un énorme gâchis thermodynamique, même si l’utilité d’un mode de transport “point à point” ne fait aucun doute. Le transport public ne suffit donc pas toujours comme alternative.

Mais si nous mutualisons cette forme de transport, comme fait l’association Degage ou la coopérative Partago  à Gand, avec 130 voitures, nous pouvons garantir un accès à la mobilité point à point à tout instant pour les 1,300 membres, et les études montrent que chaque voiture partagée remplace entre 9 et 13 voitures privées. C’est un gain thermodynamique énorme ! Il faut donc s’imaginer un effort de mutualisation de nos systèmes d’approvisionnement, pour garantir un haut niveau de service, c’est-à-dire sans devoir sacrifier nos systèmes sociaux modernes.

Ensuite, pensez à deux avantages complémentaires : le gain thermodynamique se traduit évidemment dans le coût de la ressource, donc c’est en même temps plus “inclusif” ; et troisième avantage : ces services sont autogérés, donc c’est également une extension de l’autonomie citoyenne, un approfondissement des modèles démocratiques dans notre vie productive. Ce genre d’autonomie et d’approfondissement des relations de solidarité, de réciprocité produisent aussi du “sens”, et des possibilités de reconnaissance par rapport aux contributions de chacun.

Y a-t-il des lieux et époques dans l’Histoire où les communs ont joué un rôle important dans l’économie et la société ?

Oui, jusqu’à la Révolution Française et les ‘Enclosures’(*) Britanniques, cela faisait partie intégrante de la vie sociétale. Pour les peuples premiers, c’était même le fondement de leur vie, qui combinait commun et le don. Pour les sociétés étatiques mais précapitalistes, c’était essentiel pour l’équilibre. Dans notre moyen âge européen, la circumambulation des communs de la paroisse, était le rituel catholique le plus important de l’année, qui établissait la communauté. Les paysans avaient accès à leur propre lopin de terre, devaient travailler la ‘corvée’ pour leur seigneur, mais en même temps, avaient accès à ces communs où ils récoltaient le bois, les fruits, etc.

Par contre, les révolutions politiques et sociales qui ont annoncé le capitalisme, sont basées sur la privatisation des communs, et le code Napoléon a évacué presque totalement le concept même du commun dans le domaine du droit. Les communs ont donc seulement persisté dans la marge et ont largement disparu de la conscience humaine.

Ce qui est intéressant dans notre contexte de crise écologique, c’est que nous connaissons un modèle de société, la période Tokugawa au Japon, ou après une catastrophe écologique, l’empereur a renforcé les communs et a créé une société qui non seulement vivait dans les limites de ses ressources, mais avait aussi réussi à avoir une population stable. C’est donc tout à fait intéressant comme modèle écologique.

Vous vous êtes intéressé à la question du « pair-à-pair », quel lien avec la question des communs ?

Le pair à pair est avant tout une logique sociale, qui a “explosé” avec l’invention et l’émergence des réseaux numériques. De quoi s’agit-il ? Selon l’anthropologue Dunbar, l’être humain ne pourrait retenir, et donc avoir confiance, en environ 150 personnes, c’est la limite de la convivialité horizontale et d’une coopération “en confiance”. Or ce qui se passe avec les réseaux numériques, malgré tout le mal que l’on peut également en dire, c’est une énorme capacité pour créer des grands systèmes collaboratifs et ouverts, qui permettent de créer des projets à taille mondiale, et où la coordination se fait, ni par des “ordres” ni par les prix, mais par des signaux, un peu comme font les insectes sociaux et leur communication par “phéromones”.

Imaginez donc un match de football, où tous les joueurs peuvent suivre l’état du jeu en temps réel, mais avec des milliers de personnes, et à un niveau global. Et tout cela, en préservant la convivialité de petites équipes. Par exemple, les grands projets de logiciel libre, tel que Linux, sans lequel aucune grande entreprise ne pourrait fonctionner aujourd’hui, consistent en des milliers d’équipes de 4 individus en moyenne.

Il ne faut surtout pas sous-estimer la portée anthropologique d’un tel changement. C’est une des raisons pour lesquelles nous voyons tant de changements autour de nous. Et une des possibilités de ces réseaux “pair à pair” est évidemment de créer des communs. Forcément, si nous voulons un système où chacun est libre de contribuer, comme “pair”, ça crée de vastes changements au niveau de la gouvernance et de la propriété des grands systèmes humains.

(*) Le mouvement des enclosures est le processus qui, entre la fin du XVIe siècle et le XIXe siècle a transformé, en Angleterre, l’agriculture organisée et gérée de façon communautaire (openfield, composé de vastes champs ouverts sans limitation physique) en un système basée sur la  propriété privée des terres (chaque champ étant séparé du champ voisin par une barrière ou une haie).

Communs, schéma récapitulatif (Crédits : https://chambre.lescommuns.org)

Michel Bauwens est le fondateur de la Fondation P2P (Peer to Peer Foundation),  réseau international de chercheurs  promouvant l’émergence d’une nouvelle économie centrée sur la «production entre pairs».

En 2014, il a dirigé une équipe de recherche engagée par le gouvernement de l’Équateur, afin d’établir un programme de transition vers « une économie du commun », redéfinissant le rôle des citoyens, des entrepreneurs et de l’État pour créer une économie soutenable sur le long terme. Il a été appelé pour penser la même démarche dans la ville de Gand, en 2017.

Entrepreneur, Michel Bauwens a créé plusieurs entreprises dans l’économie digitale. Il a également été rédacteur en chef de la revue Wave (culture digitale) et est l’auteur du livre, Sauver le monde : Vers une société post-capitaliste avec le peer-to-peer.