Photos : Edú León  

Ils meurent noyés dans la Méditerranée, ils sont déportés dans les Balkans, ils sont persécutés aux États-Unis, ils sont exploités en Extrême-Orient et au Moyen-Orient, ils sont détenus en Europe, ils sont victimes de discrimination en Amérique du Sud, ils sont victimes de violence en Amérique centrale et en Afrique. Ils sont dépouillés de leurs économies pour financer des traversées, franchir des frontières ou obtenir des visas. Ils survivent dans des camps et des hangars, vivent en situation de surpeuplement dans les périphéries urbaines, vivent cachés dans des quartiers à faible revenu ou enfermés dans des camps de concentration en attendant leur déportation.

Partout, le système les expulse, les limite, les maltraite, les emprisonne et les attaque. Dans de nombreux endroits, les migrants sont confrontés à l’aversion, à la suspicion, à la haine. Quoi qu’il y a aussi des êtres sensibles qui font preuve d’humanité en se mettant à la place de ceux qui sont loin de leur environnement habituel et de leurs proches.

Bien qu’un groupe important de migrants fuit la violence et la guerre, ceux qui s’auto-exilent par absence de possibilités ou motivés par l’illusion d’un travail mieux rémunéré pour eux-mêmes ou pour aider financièrement ceux qu’ils laissent derrière eux sont bien plus nombreux.

Il n’y a pas que ceux qui traversent les frontières qui migrent. Il y a aussi ceux qui sont forcés de quitter la campagne, ceux qui sont expulsés de leurs territoires par l’extension des grandes exploitations agricoles, par la construction de mégaprojets, par la destruction provoquée par l’industrie minière et par l’extinction des sources de subsistance dans les zones rurales, ou encouragés par une soi-disant amélioration des conditions de vie dans les zones urbaines.

Ils sont presque tous, à l’intérieur ou à l’extérieur de leur pays d’origine, confrontés au danger, à l’exploitation, à la ségrégation, à la privation partielle ou totale de leurs droits. Et pourtant, ils continuent leur dangereux voyage à la recherche d’une vie qu’ils imaginent meilleure.

Le pays d’origine n’est pas le seul motif de migration

Il y a 250 millions de migrants internationaux, dont la moitié sont des femmes et des filles.

Plus de 65 millions de personnes ont été forcées d’émigrer en raison de la guerre ou de persécutions, soit six fois plus qu’il y a dix ans. Un tiers de ces personnes sont considérées comme des réfugiés et la moitié des réfugiés sont des enfants.

On cite souvent la situation des pays d’origine pour expliquer les causes de la migration. Il faut cependant ajouter que l’exploitation capitaliste dans les pays de destination est aussi l’une des forces qui encouragent le phénomène. En raison de leur situation précaire, les migrants sont contraints de faire des travaux que la population locale n’accepte pas de faire, en échange d’un salaire et de conditions de travail qui ne satisfont pas les normes en vigueur ou ne leur garantissent aucun droit. Dans les pays où se concentre la richesse, un calcul réfléchi de l’État leur permet parfois d’assumer un emploi formel, de sorte que leur contribution équilibre le financement des États dont la population vieillit.

Comme si tout cela n’était pas suffisant, en contrepartie des services rendus, la xénophobie se répand comme une forme de manipulation du pouvoir établi, accusant les migrants – comme cela s’est produit à d’autres moments historiques de crise systémique – de l’étranglement social que ces mêmes pouvoirs produisent par leur recherche irrationnelle du profit.

Ainsi, l’indignation sociale n’est pas destinée à transformer des structures injustes, mais est déchargée sur l’étranger, comme une soupape cathartique. Le discours du rejet du migrant sert aussi de tremplin à l’opportunisme politique des proclamations de droite qui, si elles vont de l’avant, sont inévitablement un prélude à une plus grande adaptation et répression de la population locale elle-même.

« Ils viennent prendre ce qui est à nous »

En général, l’argument précédent est utilisé par ceux qui se vantent, sans grand mérite, d’être des « natifs » ou des ressortissants du pays (en dépit du fait que l’histoire de leur pays est marquée par les traces d’une migration équivalente à celle qu’ils repoussent maintenant). Le vol qu’ils craignent tant existe certainement. Cependant, les voleurs ne sont pas ceux qu’ils croient.

Comment calculer le préjudice financier que le colonialisme a causé pendant 500 ans aux pays du Sud? Combien d’argent, d’or, de bois, d’épices, de bananes, de sucre, de cacao, de café, de caoutchouc, de diamants et de pétrole les empires ont-ils pris ? Combien de vies humaines ont-ils fauchées sans offrir de réparation ? De combien de travail forcé ont-ils profité sans offrir ni rémunération ni ascension sociale ? Combien de développement industriel ont-ils entravé pour vendre leurs propres biens ? Si l’on y ajoute les intérêts accumulés – à l’instar des calculs mathématiques qu’ils effectuent jalousement eux-mêmes quand ils sont les créanciers – tout l’argent du Nord ne suffirait pas à compenser les dommages causés.

Ils sont venus et ont pris de force ce qui était « à nous ».

Un tel crime n’a pas suffi. Les établissements bancaires du Nord ont continué, par des prêts forcés et des crédits douteux, à piller les nations d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie pendant la période post-coloniale et jusqu’à la fin du XXe siècle. Les dettes se sont accumulées et sont devenues impayables, tandis que s’écoulaient des ressources précieuses qui auraient rendu possible un développement local indépendant.

Selon les calculs de la Banque Mondiale, « Entre 1980 et 2000, le Tiers Monde a remboursé à ses créanciers un peu plus de 3 450 milliards de dollars (si on veut calculer les remboursements effectués par l’ensemble de la Périphérie, il faut ajouter plus de 640 milliards de dollars remboursés par les pays de l’ex-bloc de l’Est). Total pour la Périphérie : environ 4 100 milliards de dollars » (Banque mondiale, GDF, 2001)[1]

Ceux-là, ils ne sont même pas venus, mais ils ont quand même pris ce qui était « à nous ».

Mais rien ne suffisait à la voracité des conglomérats des pays du Nord. Ainsi, se servant des idéologies néolibérales comme argument néocolonial, ils ont privatisé les entreprises qui sont devenues la propriété de sociétés mondiales. Si un problème surgissait, c’est-à-dire si on essayait de reprendre le pouvoir sur les ressources naturelles ou les entreprises stratégiques nationales, il fallait régler les conflits dans les endroits gouvernés par le Nord, en payant, encore une fois, des sommes énormes.

Ils sont venus, ils sont partis, et de toute façon, ils ont tout pris. Ou presque tout, laissant des détériorations écologiques, économiques et humaines difficiles à réparer.

En même temps, le « libre-échange » a été propagé et mis en œuvre; c’est-à-dire que le Sud pouvait continuer à exporter des produits primaires lors d’échanges déloyaux de biens d’équipement ou de produits manufacturés, sans protection douanière pour le développement des industries nationales. Encore une fois, ils sont venus prendre ce qui était « à nous ».

Et enfin, l’Internet est apparu, avec lequel, d’un simple clic de souris, on fait des échanges commerciaux, on sous-finance, on exploite et… Comment ne pas le voir ? On nous prend, pour la énième fois, ce qui est « à nous ». Ce qui est à nous et qui n’a jamais vraiment été à nous, d’où l’usage des guillemets. En effet, dans le Sud, la propriété a presque toujours été entre les mains de régimes oligarchiques et de gouvernements que le Nord mettait en place et renversait quand ils ne lui étaient plus utiles. Ils ne leur ont même pas laissé la dignité de la souveraineté, ils l’ont aussi prise.

Dans ce contexte, comment les gouvernements du Nord peuvent-ils se plaindre de l’arrivée massive de personnes qui viennent maintenant réclamer au moins quelques miettes du bien-être volé ? Les gouvernements qui érigent des murs et des clôtures, qui assemblent des armées frontalières, sont les mêmes qui continuent à vendre des armes qui poussent des millions d’êtres humains vers une migration désespérée.

Ceux qui prétendent offrir une « aide humanitaire » sont les mêmes qui continuent à déposséder les pays de leurs ressources, comme s’il était naturel ou moral de le faire.

Comme ils sont insolents, cyniques et hypocrites les gouvernements de l’Europe et des États‑Unis, qui proclament la défense des « droits de l’homme » et accusent d’autres nations de les violer ! Comme leur discours est faux et indéfendable ! Au lieu de prêcher ce qui devrait être fait, ils devraient commencer par donner l’exemple. Une gigantesque et juste réparation historique attend son tour sans tarder. L’instauration de la citoyenneté universelle en fait partie.

La citoyenneté universelle, pour un monde sans murs

En juin 2017, le gouvernement visionnaire d’Evo Morales a organisé à Cochabamba, en Bolivie, la Conférence mondiale des peuples « Pour un monde sans murs vers une citoyenneté universelle ». Dans sa déclaration finale, la mobilité humaine est définie sans équivoque comme « un droit enraciné dans l’égalité essentielle de l’être humain ».

Quant à la racine systémique de la question, le texte – dont nous recommandons la lecture complète – déclare : « Nous avons constaté, comme causes principales de cette crise, les conflits armés et les interventions militaires, le changement climatique et les énormes asymétries économiques entre États et au sein de ceux-ci. Ces situations destructrices trouvent leur origine dans l’ordre mondial dominant qui, par sa cupidité excessive pour le profit et l’appropriation des biens communs, génère la violence, favorise les inégalités et détruit la Terre Mère. La crise migratoire est l’une des manifestations de la crise intégrale de la mondialisation néolibérale. »

Les participants au sommet populaire ont résumé en dix points un ensemble de propositions parmi lesquelles se détachent la destruction des « murs physiques qui séparent les peuples ; des murs juridiques invisibles qui persécutent et criminalisent ; des murs mentaux qui utilisent la peur, la discrimination et la xénophobie pour nous séparer entre frères et sœurs. De même, nous dénonçons les murs médiatiques qui disqualifient ou stigmatisent les migrants, et nous nous engageons à promouvoir la création de moyens de communication alternatifs. »

D’autres propositions comprenaient le rejet de la criminalisation des migrants, le détournement des ressources de guerre pour financer des programmes d’intégration, la lutte contre « les réseaux criminels qui se livrent à la traite d’êtres humains et la déclaration de la traite et du trafic d’êtres humains comme un crime contre l’humanité ».

Fondamentalement, ce document exhorte à « dépasser la perspective hégémonique de la politique migratoire qui propose une gestion des migrations “sûres, ordonnées et régulières”, pour une vision humaniste qui permette l’accueil, la protection, la promotion et l’intégration des migrants. »

La référence à une migration « sûre, ordonnée et régulière » n’est pas fortuite, puisque ce sont les termes centraux du Pacte mondial pour les migrations qui a été signé à Marrakech (décembre 2018), auquel 156 pays ont finalement adhéré (sur les 193 qui composent le système des Nations Unies).

Le pacte est un accord non contraignant qui comprend 23 objectifs et qui, bien qu’il valide les garanties des droits fondamentaux tels que « les mesures contre la traite et le trafic de personnes, en évitant la séparation des familles, en n’utilisant la détention des migrants qu’en dernier recours ou en reconnaissant le droit des migrants irréguliers à recevoir santé et éducation dans leur pays de destination »[2], ne va pas au-delà du statu quo dans un monde où les chances sont inégales.

Dans le texte, les États s’engagent à coopérer avec les missions de recherche et de sauvetage pour sauver la vie des migrants, une prémisse qui démontre sa totale fausseté dans les actes quotidiens de persécution, de punition et d’omission de l’aide aux immigrants.

En outre, les signataires du pacte s’engagent à « garantir un retour “sûr et digne” aux migrants expulsés et à ne pas expulser ceux qui courent un “risque réel et prévisible” de perdre la vie, d’être soumis à la torture ou à d’autres traitements inhumains ». Ce risque est calculé par une bureaucratie qui agit selon les paramètres et les exigences d’un monde bien nanti.

On ne saurait attendre davantage d’un système international dont l’axe actuel est destiné à protéger et non à compromettre les intérêts du pouvoir. Bref, sous l’égide d’une législation souveraine et de la « rationalité », ce pacte garantit aux pays d’accueil qu’ils disposeront d’une migration conforme à leurs propres système, besoins et convenance. Néanmoins, des pays tels que les États-Unis, Israël, le Chili, l’Autriche, la Hongrie, la République dominicaine, la Pologne, l’Estonie, la Bulgarie, la République tchèque et l’Australie ont considéré que ce pacte se souciait trop de garantir les droits et ne l’ont pas approuvé.

Une vision humaniste de la migration

Adopter une vision humaniste de la migration, c’est se détacher du regard féodal, ancré dans la soumission de l’être humain à des identités naturalisées, physiquement localisées et immuables. Les énormes facilités offertes par la mobilité humaine, le raccourcissement du temps et de l’espace invitent à lever les obstacles à la libre circulation.

Les obstacles à la citoyenneté universelle, à l’établissement libre et bienvenu d’êtres humains n’importe où sur la Terre, sont des obstacles d’une époque antérieure, mais aussi des contradictions découlant de l’intérêt de maintenir des profits illégitimes au détriment de la souffrance des autres.

Le néolibéralisme promeut la libre circulation des capitaux et le commerce sans frontières tout en criminalisant et en utilisant le migrant pauvre. Ainsi, les pays les plus puissants économiquement refusent de partager le savoir et le développement technologique avec des pays où les pénuries abondent, et repoussent ensuite ceux qui frappent à leur porte pour demander de l’aide.

Au contraire, adopter une dimension humaniste de la migration, c’est adhérer avec ferveur à l’idée de la rencontre rénovatrice entre les cultures et les personnes, c’est apprécier de manière sincère et efficace la valeur et l’équivalence de chaque identité particulière. C’est être prêt à partager les fruits de l’effort collectif de l’homme déployé depuis des siècles, sans aucune exigence.

C’est reconnaître la justice d’entreprendre la réparation historique de la dépossession coloniale et de clore le long chapitre historique des économies fondées sur la guerre. C’est vibrer à l’idée d’une possibilité de coopération, de solidarité et d’empathie entre les peuples.

S’inspirer d’une vision humaniste signifie célébrer la migration, reconnaître la trajectoire historique des groupes humains vers des horizons de confluence et de fusion. Il s’agit, en somme, d’assumer l’unité de la diversité comme un projet vers un espace commun : la Nation Humaine Universelle.

[1] Toussaint, Eric. Las transferencias del sur hacia el norte. La bolsa o la vida. Las finanzas contra los pueblos. CLACSO (2004) Buenos Aires.

[2] Pacto Mundial sobre Migración, ¿a qué obliga y qué beneficios tiene? Nations Unies. Consulté le 20/07/2019 à l’adresse https://news.un.org/es/story/2018/12/1447231

 

Traduit de l’espagnol par Silvia Benitez