Le Groenland ou Kalaallit Nunaat (*) fut peut-être un rêve et pas seulement pour Jean Malaurie, « l’homme qui parle avec les pierres », comme l’ont surnommé les Inuit (**). Mais l’empire de glace est en sursis. Nous avec. La fonte qui va précéder sa disparition mérite qu’on s’y attarde. Elle est ponctuée par plusieurs séquences. Chaque séquence correspond aux 3 des 4 menaces qui pèsent désormais sur l’humanité dont la militarisation (nucléaire civil et militaire compris), le dérèglement climatique qui vient amplifier les dégâts militaires et environnementaux. (indice qu’on retrouve aussi dans le ‘Doomsday Clock’ et la juxtaposition de l’urgence climatique avec les tentatives de main mise sur la zone par de nouveaux prédateurs.

La Guerre Froide

Retour en arrière. Zoom sur les années 50. Si la guerre ‘tout court’ a été évitée de justesse, sa préparation a poussé les Yankees à manœuvrer via l’OTAN et faire du Groenland, (deuxième plus grande île de la planète, inclue dans la zone) leur base de prédilection. A l’instar de la Chine qui se veut sa rivale, l’Amérique a tenté d’acheter l’île au Danemark (la puissance de tutelle). A défaut de parvenir à leurs fins, les Ricains ont fait main basse sur la banquise et,  entre la Deuxième Guerre mondiale et les années 60, occupé 13 installations, dont celle de Thulé toujours opérationnelle. C’est ce que les Inuits ont surnommé les ‘fleurs étatsuniennes’. Des fleurs dont ils ont fait les frais au prix fort. En tant que déportés lorsque 187 Inuits ont dû s’exiler à Qaanaaq, à 150 km au nord. En tant que victimes de terres enneigées empoisonnées à la suite de l’accident en janvier 1968 d’un avion qui a lâché 4 bombes H (B28) dont 3 se sont dispersées. En tant que cobayes et poubelles, survivants de cimetières militaires et de décharges sous le manteau blanc.

Camp Century, le camp du siècle
Pour couronner cette infrastructure, le Corps des ingénieurs yankee a tout prévu ou presque.

INTERNATOINAL YEAR GEOPHYSIQUEcamp century

Au lendemain de l’Année Géophysique Internationale (57-58) qui s’achève avec la sanctification de l’Antarctique, (le Traité de 1959), les ingénieurs se lancent dans la construction d’une cité dans la glace, à 30 mètres sous la surface de la banquise. La mobilisation est totale : il faut creuser. Dès 1959, on va dégager 120 tonnes de neige par mois. Creuser. Creuser encore. Creuser 4 kilomètres de galerie. Objectif de ce projet délirant qui ne sera révélé qu’en 1997 (avec le nom de code ‘Iceworm’ : stocker 600 missiles balistiques à portée de ‘tir’ du redoutable ours soviétique. Cela frise la fiction. Mais le scénario est mal conçu, ma ficelé, le fiasco se pointe : l’armée s’aperçoit qu’à une température de – 20 C, les engins motorisés se grippent trop souvent. Les tunnels se déforment et sont fissurés par cette terre fragile et mouvante qu’est l’inlandsis. Ce n’était pas prévu au programme de ce mini projet Manhattan. Dans le désarroi, l’armée s’active pour plier bagage ; en 1967, les locaux qui hébergeaient entre 50 et 200 hommes sont désaffectés. Dans la plus belle tradition militaire, on démonte ce qui est essentiel dont le réacteur nucléaire (10 mégawatts) qui avait été acheminé en kit pour les besoins de la cause. On abandonne le site de 55 hectares. Au Pentagone, McNamara entérine la décision. Militaires et politiques espèrent juste que la neige se chargera de couvrir leurs méfaits pour l’éternité.
Tandis que le kaki s’éclipse, les scientifiques s’obstinent. Grâce à eux, le premier carottage sera effectué en 1966 et …vive la climatologie. Ironie de l’histoire, les recherches menées durant la guerre froide auront contribué à mieux percer les mystères du réchauffement climatique dont vont se servir les experts du GIEC.

Coup de chaud sur les glaces

Il faut sacraliser l’Arctique, sinon nous allons le payer
ARCTIQUE

Le pôle arctique est plus militarisé que d’autres zones, balistique oblige. Mais pas que. Le pôle (nord) est le haut lieu qui emmagasine les radionucléides, y compris ceux des essais nucléaires atmosphériques d’antan et la radioactivité s’incruste dans les glaces. Last but not least : l’Arctique est (aussi) le meilleur témoin du réchauffement climatique, comme dirait Noël Mamère.
Après la militarisation des lieux, nous assistons donc à une nouvelle séquence. Elle intervient au moment où le réchauffement climatique au pôle s’emballe : il est 2 à 4 fois plus rapide qu’ailleurs, qu’à d’autres endroits de la planète. Et tandis que la banquise fond, de nouveaux acteurs géopolitiques se frottent les mains à l’idée que l’océan arctique pourrait être ‘libre de glace’ d’ici 2 à 3 décennies. En oubliant au passage les bricoleurs de ‘Camp Century’ . Ils ont planqué 200.000 litres de fuel…9.200 tonnes de génie civil ; des déchets radioactifs et une dose substantielle de polychlorobiphényle (PCB).

La diplomatie en panne

ZONE DENUCLEARISEEDepuis 2008, certaines associations dont la section canadienne de Pugwash préconisent la création d’une zone arctique dénucléarisée. Dès 2011, le parti social-démocrate danois soutient cette initiative. Mais le projet patine. En 2015, l’ex-ministre canadien des affaires Etrangères (L. Axworthy) relance l’idée de démilitarisation. Le slogan ‘Pôle Nord, zone de paix’ ne fait pas recette. Il risque de sombrer en même temps que les 240.000 litres d’eaux usées du réacteur nucléaire qui vont se répandre dans l’Océan.

B.C. pour ‘Médecine & Guerre Nucléaire’

(*) en groenlandais ;
(**) Inuit est le pluriel de Inuk qui signifie ‘homme’ . Esquimau est un nom donné par le colonisateur.

L’article original est accessible ici