Propos recueillis par Ginette Baudelet

L’actualité des revendications a pour thème les tourments générés par l’argent, c’est la raison d’être de ces deux interviews réalisés avec le concours de deux gilets jaunes, dont les expériences et les rencontres sur le terrain donnent un bon aperçu des difficultés et des attentes de la population.

Partie I : Interview vidéo de Pascal 

Crédits vidéo : Brigitte Cano

 

Partie II : Interview de Hugo

Que penses-tu de la violence générée par l’argent actuellement ?

Nous, on le voit ici, on récupère pas mal de violences de la rue, j’explique ça par le fait que la vie dans la pauvreté c’est la loi de la jungle, beaucoup de méfiance, de rancœur, et de colère s’expriment. Comme il n’y a aucun endroit pour canaliser tout ça, nous on est des oreilles pour ça. La violence est aussi dans le fait qu’on ne sait pas comment s’en sortir, ce qu’on doit faire pour survivre, pour avoir un logement, de quoi se nourrir, c’est une lutte au quotidien. La construction aujourd’hui des individus par l’argent, c’est quelque chose qu’on essaie de surmonter, parce qu’il n’y a plus moyen de s’émanciper à travers l’argent ; les gens qui travaillent 35h par semaine ne s’en sortent pas, au même titre que ceux qui ne travaillent pas. La violence de l’argent c’est aussi quand on va manifester dans Paris devant des boutiques avec des sacs à main qui valent 3000 euros, et que l’on prend conscience de l’argent nécessaire pour subsister, et celui que l’on retrouve dans ces vitrines. Les écarts de richesse se creusent, dans les pays pauvres j’ai vu l’entraide, la solidarité, mais dans les pays développés c’est la misère, il n’y a plus l’entraide et la solidarité, mais la peur et la violence.

Est-ce que l’argent est une ségrégation ?

Oui, c’est une forme de ségrégation, c’est exactement ça, il y a un tri ; moi j’ai grandi dans une banlieue et je n’avais pas les moyens d’aller m’amuser dans Paris, parce que dès que l’on passe le périph les entrées, les places sont plus chères. Donc, concernant la fréquentation des lieux ce ne sont pas les mêmes gens ; la gentrification* c’est ça aussi, on chasse les pauvres dans les zones les plus éloignées. Ils doivent ensuite prendre leur vélo pour aller travailler.

*La gentrification (du mot anglais gentry, « petite noblesse »), ou embourgeoisement en français, est un phénomène urbain par lequel des personnes plus aisées s’approprient un espace initialement occupé par des habitants ou usagers moins favorisés, transformant ainsi le profil économique et social du quartier au profit exclusif d’une couche sociale supérieure. (Source : Wikipedia).

Selon toi, est-ce que les grands débats de Macron vont changer quelque chose ?

Alors, changer quelque chose à la situation, non, mais certainement que cela a eu un impact sur des situations données. Il s’est déplacé et a parlé avec plein de gens, c’est quand même un mérite, il a pris le temps ; c’était pas ce que l’on attendait, on crève la dalle et on nous dit que l’on va rétablir les 90Km/heure, c’est un peu ça, on attend de la démocratie et on nous donne un grand débat. Je pense quand même qu’il y a eu des discussions, des maires qui ont eu l’occasion de s’exprimer face à un président de la République, des étudiants aussi, ce n’est pas rien, mais ce n’est pas ce qu’on attendait. Par contre les débats sont dans la rue, il faut être disponible pour ça, et le débat a ses limites car rien ne fédère plus que l’action solidaire face à une situation injuste. Nous, quand on a des gens qui nous apportent à manger, ça vaut bien plus que n’importe quel débat.

Les banques sont-elles en train de nous appauvrir ?

Je pense qu’elles sont une belle vitrine de l’économie, on va en faire des boucs émissaires. J’ai travaillé à un documentaire sur une banque coopérative, je sais que dans le système bancaire il y a des gens qui cherchent, ce ne sont pas tous des pourris, certainement qu’ils sont loin d’avoir les yeux en face des trous sur l’énormité des dégâts. L’économie s’est financiarisée autour des banques, aujourd’hui on a plus de finances que réellement une économie, c’est ça qui nous appauvrit. Je ne pense pas que la banque nous appauvrit en elle-même, j’ai du mal à dissocier les éléments les uns des autres ; la banque va avec un tas d’autres structures qui nous appauvrissent.

L’évasion fiscale, les lanceurs d’alerte, tu en penses quoi ?

C’est le scandale de notre époque : on défend la République, la société et la démocratie quand dans les plus hautes strates sociales c’est la loi de la jungle. On demande de l’ordre, de s’organiser, quand ceux qui sont censés être protecteurs devraient aider les pauvres éventuellement à s’enrichir ; mais je ne crois plus trop à ces idées. L’évasion fiscale est un scandale, il ne suffirait pas grand-chose, la taxe Tobin, c’était je crois 1% de toute l’évasion fiscale, elle suffirait à régler énormément de problèmes. Quand on voit le désastre écologique public, social, et qu’on entend les chiffres, il n’y a plus aucun lien avec le réel. Et donc derrière c’est vrai que c’est compliqué de défendre la République, la démocratie, l’intérêt commun, quand c’est aux pauvres de défendre les pauvres.

Est-ce que les gilets jaunes ne seraient pas des lanceurs d’alerte sur l’appauvrissement et les difficultés de la société ?

Oui, il y a un peu de ça, j’ai un peu de mal avec ça parce qu’on s’étonne aujourd’hui de ce qu’on découvrait hier. En fait, il suffit de regarder autour de nous, quand on part en vacances, qu’il y a des hôtels de luxe, etc… il y a une misère sociale, les gilets jaunes n’ont pas lancé l’alerte, ils ont répondu à la hauteur de la situation, au début en tout cas, par une révolte qui était plus une insurrection qu’un mouvement… Comme tous les lanceurs d’alerte ils ont été confrontés à une répression très dure ; aujourd’hui les lanceurs d’alerte sont punis, et pas ceux qu’ils dénoncent ; et être lanceur d’alerte c’est être citoyen, s’opposer à une injustice c’est être lanceur d’alerte. On a besoin d’argent pour exister, pour s’organiser, mais quand ça devient le nerf de la guerre c’est un problème ; on a besoin de l’argent pour s’en émanciper, comme on a besoin de violence pour s’en émanciper ; nous ici au début on avait une banderole sur laquelle il y avait écrit « salaud d’argent ». On a tous grandi dans l’idée de s’émanciper par l’argent ; aujourd’hui la rupture est qu’on s’émancipe dans la solidarité, et dans la construction d’une force collective parce que si l’on n’a que l’argent pour s’en sortir, alors on est mort.