Le 18 juillet dernier a vu commémoré le centenaire de la naissance de Nelson Mandela. Devenu une icône universelle, l’homme a su donner une noblesse rare à l’engagement politique à travers ses paroles et ses actes.

De lui, on connaît le combat contre l’Apartheid, la longue résistance au régime raciste menée durant 27 années en prison, l’œuvre de réconciliation entre sud-africains entreprise après sa libération en 1990 puis la sage présidence de son pays entre 1994 et 1999.

Mais on connaît moins la profondeur, l’originalité et l’universalité de sa pensée. Pressenza a donc rencontré Jean-Paul Jouary, philosophe et écrivain, qui a consacré un livre au leader sud-africain en 2014 : « Mandela, une philosophie en actes » *.

Nelson Mandela est présenté habituellement comme un leader politique. Peut-on aussi le considérer comme un philosophe ?

Bien sûr, Mandela fut avant tout un homme politique, militant, puis prisonnier, puis Président. Mais toute sa vie, depuis son adolescence, est faite d’actes, de choix, d’écrits et de paroles qui vont plus loin que leur contexte historique étroit. C’est ce que j’appelle une « philosophie en actes ». Après tout, ni Socrate, ni Diogène, ni Jésus n’ont écrit le moindre mot : qui pourrait prétendre que leurs paroles et leurs actes n’ont pas de dimension philosophique ?

J’ajoute que Mandela se réclamait du dialogue socratique, qu’il a lu Marx, et que l’on trouve dans ses écrits d’authentiques développements philosophiques. J’en cite quelques-uns dans mon livre. Au-delà de ces écrits, j’estime personnellement qu’il a élaboré une véritable philosophie éthique et politique de très grande envergure. Cela concerne aussi bien la démocratie active que le rôle essentiel du libre débat, le principe d’égalité, pas seulement juridique, le sens de la justice et de la réconciliation, la valeur universelle de la personne humaine, la possibilité de toujours saisir ce que tout être a d’humanité, fût-il son bourreau. Je serais pour intégrer Mandela parmi les auteurs de tout programme de philosophie.

Quelles sont les idéologies qui ont influencé sa pensée et son action ? Les philosophies africaines ? le christianisme ? le marxisme ? la pensée de Gandhi ? le panafricanisme ?

Il a bien entendu baigné dans un univers où dominaient les diverses formes du christianisme. Il a étudié les constitutions des pays occidentaux. Il a lu Marx. Il a aussi côtoyé un fils de Gandhi dans la direction de l’ANC, dont Gandhi fut l’un des fondateurs puisqu’il a vécu 20 ans en Afrique du Sud. Mais face au juge qui le condamne, il précisera quelle est la source essentielle de sa doctrine : l’ « ubuntu » ancestrale de sa tribu, tradition qui prône le partage, l’égalité, les décisions et jugements prononcés par tous les membres, condamne la vengeance, prône la réconciliation. Cela restera son point de repère fondamental jusqu’à sa mort.

Quel était son rapport à la question de la violence et de la non-violence ?

Jeune, Mandela était vif et volontiers bagarreur. Mais très vite, à l’exemple de son père, il a été conquis par l’idée de dialogue infini, de non-violence et de réconciliation. La vengeance ajoute du mal au mal, la violence engendre la violence, la punition elle-même ne répare rien et accroît la haine.

C’est pourquoi à la violence de ses bourreaux il a su opposer des sourires, de sages paroles, des cadeaux même. Et les gardiens ont fini par l’aimer, le directeur du bagne par rechercher sa compagnie, le gouvernement raciste de Prétoria par négocier et céder. Mandela a alors montré qu’on ne pouvait guérir les victimes sans guérir les bourreaux et toute la société. De nombreux tortionnaires, que l’ONU aurait voulu voir sévèrement réprimer, ont vite retrouvé la liberté, sans pour autant que soient ignorés ou oubliés leurs crimes. Les victimes en auraient d’ailleurs trop souffert. Tout a été verbalisé, dit publiquement, regretté et pardonné. Pour toujours on saura qui était inhumain et qui fut humain. Lors des libérations passées, y compris en France, les tribunaux spéciaux et les exécutions des vaincus ont laissé les plaies ouvertes.

En quoi l’expérience de la prison a modifié sa vision du futur de la société sud-africaine ?

La prison, le bagne, ont condamné pendant près de 28 ans Mandela à chercher au plus profond de lui de quoi tenir, survivre, mais aussi de quoi éviter de devenir un monstre assoiffé de vengeance. Il a dû se domestiquer lui-même et faire partager ses convictions à ses camarades. Il a aussi appris à trouver des sources de bonheur dans n’importe quoi, un coin de ciel bleu, la culture des tomates, le sourire d’un gardien.

Mais la prison a eu un autre effet : elle a coupé Mandela des idéologies extérieures. Dehors il y avait aussi des réponses racistes au racisme d’État, il y avait un marxisme défiguré par le stalinisme. Mandela, au bagne, a été condamné à trouver des réponses personnelles et nouvelles aux questions qui étaient posées. Dehors, il aurait peut-être fini par approuver des ripostes violentes aux massacres perpétrés par les blancs. Paradoxalement, être si longtemps coupé du monde extérieur lui a permis de construire une vision conforme aux réalités extérieures les plus profondes.

Pourquoi a-t-il tellement insisté sur la question de la réconciliation ?

Ce principe de réconciliation était central dans l’ « ubuntu » ; il était en harmonie avec le pardon chrétien cher à Mgr Desmond Tutu, son allié de toujours ; il était inscrit dès le départ dans la Charte de l’ANC. Mais surtout, sans réconciliation le futur de l’Afrique du Sud aurait été tragique : massacrer les blancs n’aurait rien rendu aux noirs mais empêché toute vie commune. Or en dépit des barbaries, des dominations, des crimes, des inégalités, l’Afrique du Sud avait besoin de tous pour se développer et peu à peu réduire les inégalités dans un cadre démocratique. Les peuples qui se sont libérés autrement n’ont eu ni le développement ni les libertés.

Quel bilan peut-on tirer de l’application de ses idées dans l’Afrique du Sud aujourd’hui ?

Chacun sait que tout le monde n’est pas Mandela, et que ses successeurs ont parfois reproduit des pratiques qui n’ont rien à voir avec ses idées. Mais malgré tout, même trop lentement, les noirs sud-africains ont non seulement retrouvé leur dignité et acquis la pleine citoyenneté, mais certains d’entre eux ont bien amélioré leur situation sociale et culturelle. Pour le reste, ce peuple se trouve devant les mêmes rapports d’exploitation et de domination que le peuple français par exemple. C’est à chaque peuple de se donner les moyens de s’en émanciper, et chacun sait que la chose n’est pas facile…

Peut-on le considérer comme un modèle pour l’humanité en ce début de XXIème siècle ?

Mandela est un homme hors du commun et ses actes, ses paroles, sa façon de vivre les conflits et les responsabilités suprêmes mériteraient d’être médités par les responsables politiques mais surtout et avant tout par tous les citoyens. Mais justement, Mandela ne sera jamais un modèle, seulement une source d’inspiration : car il a su répondre singulièrement à des défis singuliers. La seule chose qui puisse nous interpeller tous, dans tous les pays et sans doute dans toutes les époques, c’est l’ensemble des principes fondamentaux qui ont guidé toute sa démarche. Ce que j’appelle sa philosophie. Or c’est ce dont on parle le moins. C’est pour cette raison que j’ai écrit Mandela, une philosophie en actes il y a quelques années.

 

* édition Le livre de Poche, 2014