Ann Wright a servi durant 29 ans dans l’armée américaine comme colonel et ensuite dans le corps diplomatique, où elle a travaillé durant 16 ans comme diplomate dans les ambassades des Etats-Unis, au Nicaragua, à Grenade, en Somalie, Ouzbékistan, Kirghizstan, Sierra Leone, Micronésie, Afghanistan et Mongolie. Elle a démissionné en 2003 pour protester contre la guerre du président Bush contre l’Irak et est devenue depuis une militante pour la paix. Elle a participé activement à la semaine de manifestation « Stoppez la base aérienne », à Ramstein en Allemagne, où nous avons eu l’occasion d’avoir avec elle l’entretien qui suit.

Ann, c’est bien de vous rencontrer ici ! Pourquoi êtes-vous venue de si loin à Ramstein?

Je suis venue de Hawaï pour être ici à Ramstein parce que je pense que c’est très important ce que les gens font en Allemagne : dire non à une base militaire à Ramstein en raison de sa participation au programme de drones assassins, qui tuent des gens partout dans le monde.

C’est vraiment important que nous, citoyens américains, venions ici pour vous soutenir tous en Allemagne, où cette base américaine est installée. C’est votre terre et les Etats-Unis l’utilisent pour tuer d’autres gens partout dans le monde.

Que pensez-vous être réellement la relation ou l’engagement du gouvernement allemand ? Pourquoi cette coopération est-elle si forte ?

Eh bien, je pense que le gouvernement allemand autorise encore l’utilisation de la base de Ramstein pour tuer dans d’autres pays, en raison de la coopération de longue durée, à de nombreux niveaux, entre les gouvernements allemand et américain.

Le fait que l’Allemagne abrite un tel nombre de bases américaines sur son territoire, 70 ans après la deuxième guerre mondiale, que le gouvernement allemand ne dise pas aux Etats-Unis de rendre ces bases, indique l’existence d’une coopération prolongée entre l’Allemagne et les Etats-Unis.

La question de ce qui se passe à Ramstein, où se trouve un centre de coordination pour l’assassinat de personnes en Afghanistan, Iraq, Syrie, Libye, Somalie, Niger, Yémen,… tout cela en passant par l’Allemagne, devrait donner à réfléchir au gouvernement allemand. Je sais que les militants pacifistes en Allemagne ont été très, très forts dans leurs tentatives de mobiliser le parlement, le Bundestag, pour dire : « Attendez, nous n’avons pas marqué notre accord là-dessus », mais malheureusement vous n’êtes pas arrivés à ce que votre parlement dise non.

Et c’est pourquoi il est si important que les Allemands viennent chaque année à Ramstein pour une manifestation publique, exigeant du gouvernement allemand qu’il « jette ces Américains dehors, parce qu’ils tuent des gens à partir de nos bases, de notre territoire ».

Il semble que depuis l’accession au pouvoir de Trump, les relations entre l’Allemagne et les Etats-Unis ont souffert, et avec l’Europe en général, dans différents cadres, mais quand il s’agit des dépenses militaires et de la coopération militaire, je ne vois pas de changement. A quoi cela est-il dû ?

Quel que soit l’homme aux commandes aux Etats-Unis et quelque outrageantes que puissent être certaines déclarations et actions du président Trump, certaines choses qu’il dit au niveau international, certaines choses qu’il tweete sur les dirigeants de l’Europe, le fait qu’il s’en prend réellement aux alliés des Etats-Unis, leurs alliés traditionnels et risque de se les mettre tous à dos avec ses politiques commerciales, sur divers sujets, nous constatons que malgré tout la coopération militaire demeure, c’est très remarquable.
C’est un premier fait.

Un autre fait : Trump fait des remontrances aux pays d’Europe qui ne versent pas leur part du budget de l’OTAN.

C’est très curieux de voir Trump imposer de très hauts tarifs douaniers sur l’acier, l’aluminium et d’autres choses alors que personne ne parle du budget militaire et de la coopération militaire.

Cela doit donc signifier que ces pays et l’OTAN donnent encore une grande importance au fait que les Etats Unis en sont un élément clé et y investissent tant de moyens humains et financiers.

Fait avec lequel je suis en désaccord. Je suis tout à fait pour que les Etats-Unis mettent fin à leur bellicisme ici en Europe.

Comment voyez-vous les relations avec la Russie ? Je veux dire, l’Allemagne a une relation très particulière avec la Russie en raison de la deuxième guerre mondiale. La Russie a payé le prix le plus élevé pour la libération du régime nazi.

D’un autre côté, nous avons une propagande très forte dépeignant une très mauvaise image de la Russie, en particulier de Poutine. Pensez-vous qu’il existe une certaine stratégie de placer l’Allemagne dans une confrontation avec la Russie ?

Eh bien, je suis directement préoccupée par ce que les Etats-Unis ont fait en premier lieu. Et cela a commencé avec l’administration Obama. L’administration Obama, à mon avis, a aidé à organiser le coup d’Etat en Ukraine, qui a poussé les habitants de la Crimée à organiser un référendum dans lequel ils ont voté pour une adhésion à la Russie plutôt qu’à l’Ukraine. Après quoi, le G20, le G7, le G-tout-le-monde ont tous viré la Russie. En particulier, l’administration Obama avait la main lourde sur les sanctions contre la Russie et la Crimée et a soutenu le nouveau gouvernement porté au pouvoir par les Etats-Unis. Ceci était joint à une propagande anti-Russe aux Etats-Unis basés sur ces évènements.

J’ai fait partie d’un groupe qui s’est rendu en Crimée puis en Russie en 2015/2016. Nous avons effectué un voyage de 18 jours en Russie pour parler aux Russes. Nous leur avons demandé « Que se passe-t-il ici ? Pensez-vous que les Etats-Unis soient une menace ? Pourquoi les Etats-Unis vous désignent-ils comme des ennemis ? »

La réponse la plus courante était « Nous n’en savons rien, nous sommes ébahis par tout ça. » Et à présent, sachant ce qu’Obama a fait, l’élection de 2016 avec Clinton et Trump, les allégations selon lesquelles les Russes auraient interféré dans les médias sociaux pour soutenir Trump, tout cela est sorti de toute proportion. Je pense que les Russes se demandent comment tout ça a bien pu se produire.

Nous savons que le gouvernement russe réduit son budget militaire, même s’il organise des manœuvres à ses frontières européennes, à mon avis, pour contrecarrer les manœuvres militaires croissantes organisées par l’OTAN aux mêmes frontières.

Les Russes réagissent, je ne crois pas qu’ils initient quoi que ce soit. Mais quand nous voyons la forte augmentation du budget militaire des Etats-Unis, plus de 10% sous l’administration Trump cette année, alors que nous avons une réduction en Russie, cela doit pousser à réfléchir. Je ne pense pas que la Russie soit tentée d’envahir ou d’occuper un territoire.

Maintenant, Trump a déclaré qu’il allait rencontrer Poutine le 16 juillet à Helsinki. Le tumulte qui se passe à présent à Washington sur comment il va le rencontrer, remercie-t-il Poutine pour l’avoir fait élire… les histoires de Washington sont tout simplement incroyables, et bien entendu tous les démocrates disent qu’il ne peut pas le rencontrer parce que les Russes ont participé à son élection.

Pour ma part, je voudrais qu’ils se parlent. Je veux que les dirigeants de ces deux pays diminuent les tensions parce que c’est très dangereux. Juste comme j’étais finalement contente que Trump rencontre Kim Jong-Un de Corée du Nord.

Cela aussi a outragé les démocrates. N’est-ce pas ?

Si Obama avait rencontré Kim Jong-un, les Républicains auraient été offusqués, et les Républicains sont offusqués par l’accord nucléaire avec l’Iran négocié par Obama. Si Trump commençait à rencontrer les Iraniens et parvenait à un autre accord, c’est-à-dire SON traité avec eux, je ne serais pas surprise qu’il aurait pu se produire à l’une ou l’autre étape, parce que TOUt tourne autour de Trump.

Les politiques américaines sont vraiment en désordre. Trump, sur les questions intérieures, est horrible, il est terrifiant sur l’environnement, sur les droits civils, sur les droits de l’homme, sur l’immigration. A l’intérieur, c’est l’horreur et la destruction des institutions gouvernementales est vraiment horrible. Mais au niveau international, il se passe certaines choses positives. Elles ne le sont pas toutes, mais pour certaines vous pouvez dire « c’est bien ». Mais une écrasante majorité des politiques est terrifiante.

Alors citons les points positifs aussi.

Je les ai déjà cités, il n’y en a que deux : la rencontre avec la Corée du Nord et, espérons-le, l’arrivée de bons accords qui réduiront les tensions dans la péninsule coréenne pour reconnaître si tout va bien, des relations diplomatiques avec la Corée du Nord. L’arrêt de manœuvres militaires qui sont à présent suspendues. Quand Trump les a suspendues, assez unilatéralement, sans même en parler à ses conseillers, les militaires américains ont été aussi surpris que tout le monde, lorsqu’il a dit « nous allons les arrêter, ils sont trop provocants et trop coûteux. »

J’ai écrit cela dans divers articles, j’ai écrit pourquoi ces manœuvres devaient être arrêtées. J’ai alors pensé « Ah, Trump a dû lire mes articles » (rires).

Il s’est passé quelques petites choses positives, mais nous devons être très prudents en termes de relations, par rapport à ce qui a été fait pour nous aliéner les pays d’Europe par des commentaires très déplacés sur les gouvernants nationaux, sur différents sujets dans ces pays, beaucoup moins contre le reste du monde. Il détruit le peu de d’estime qui pouvait subsister envers les Etats-Unis.

Pour arriver à un changement, je pense qu’il doit y avoir plus de pression publique. Qu’est-ce qui peut être fait pour coordonner et renforcer cette pression contre les différents gouvernements ?

Certainement, nos efforts nationaux, que ce soit vous ici, les citoyens d’Allemagne exerçant des pressions contre le gouvernement allemand, ou nous aux Etats-Unis faisant pression sur notre propre gouvernement. Le mouvement de va et vient de militants de chaque pays joue aussi un rôle important. Par exemple, je viens ici en Allemagne pour prendre part avec vous tous à une action allemande contre les bases américaines. Et nous invitons des personnes d’autres pays à venir aux Etats-Unis et observer ce qui se passe. Mais il faut se montrer prudents parce que notre administration de l’immigration est très vicieuse et si vous vous approchez trop de notre manifestation, vous risquez d’être expulsé du pays, mais ça ne doit pas nécessairement être la diffusion d’information. Par exemple, le week-end dernier aux Etats-Unis, se sont tenues 10 grandes manifestations sur l’immigration, les interdictions de voyager, etc.

S’assurer que les autres organisations savent ce qui se passe dans chaque pays est un grand défi, ainsi que la création de sites web internationaux permettant à tous de contribuer, pour savoir ce qui se passe aux Pays-Bas, au Mexique, au Canada, en Allemagne, aux Etats-Unis… Ainsi nous saurons que les gens dans le monde se lèvent, peut-être pas aussi nombreux qu’il le faudrait, dans tous les pays.

Voyez en Corée du Sud : ils ont changé de gouvernement grâce aux veillées aux chandelles. Ils ont obtenu la destitution d’une présidente en exercice, son éviction et son incarcération, elle est actuellement emprisonnée. C’est le meilleur du militantisme citoyen, obtenir un tel changement, après avoir rassemblé des millions de personnes dans la capitale semaine après semaine, pour obtenir un tel résultat. La Corée du Sud est un très bon modèle.

Cela montre que nous pouvons faire quelque chose. Nous ne sommes pas complètement impuissants. Nous devons simplement être nombreux et descendre dans la rue.

Et il faut avoir le courage de continuer. Par exemple, il y a une an et demi, nous avions plus d’un million de personnes, surtout des femmes, dans la marche des femmes sur Washington.

Et il s’est tenu des marches partout dans le monde le même jour. L’organisation s’est maintenue, mais ils n’ont pas continué, comme à Séoul, chaque semaine. Principalement parce que Washington DC est une très petite ville. Elle compte 500.000 habitants, comparés aux 20 millions d’habitants de Séoul. Trouver le point de basculement, le point où appliquer la pression, puis l’utiliser à notre meilleur avantage constitue l’un des plus grands défis.

Vous avez mentionné les marches des femmes. Elles se sont déroulées tout autour du monde : en Espagne, en Amérique latine, en Pologne… Comprenons-nous bien, je suis très content que cet événement se soit produit. Mais pourquoi cela ne s’étend-il pas au mouvement pour la paix ? Il semble que la paix, ce n’est pas assez sexy.

C’est un grand défi. Avant la guerre en Irak, il y a eu de grandes marches et elles ont continué pendant 2, 3, 4 ans pendant la guerre. Aux Etats-Unis, nous pouvons encore avoir 500.000 personnes dans la rue à Washington ou New York. Comme les guerres continuent, les gens trouvent ça normal. Ils les oublient simplement.

Pendant 2,3,4 années, les gens sont venus à ces marches et ils se sont fatigués. C’est l’un des grands problèmes, les gens sont fatigués par les guerres et nous portons pratiquement le poids pour les générations suivantes.

La génération suivante pourrait être composée de personnes qui devront aller à la guerre. Nous tous qui vieillissons, nous sommes sortis dans la rue, nous avons fait cela, mais obtenir que des jeunes disent « la paix est ce dont nous avons besoin pour que nous ayons tous une belle vie » n’est pas facile. C’est sensé, mais comme vous l’avez dit, ce n’est pas très sexy.

Alors espérons que nous aurons bientôt un hashtag #PeaceToo (rires).

Oui, peace too. Nous avons vraiment besoin de cela, que les gens y croient.

Vous avez été membre de l’armée américaine. D’un point de vue personnel, que vous est-il arrivé pour que vous passiez du statut de colonel à celui de militante de la paix ?

J’ai été non seulement colonel dans l’armée, avec 29 années de service, mais aussi une diplomate américaine durant 16 ans. En fait, j’ai démissionné de ma carrière diplomatique, j’étais déjà retraitée comme militaire. J’étais donc diplomate lorsque j’ai démissionné, pour m’opposer à la guerre en Irak.

Cela ne veut pas dire que durant les nombreuses années au cours desquelles j’ai travaillé pour le gouvernement américain, j’étais d’accord avec tout ce que faisait ce gouvernement. Comme la plupart des gens, je n’étais pas d’accord avec tout mais je ne démissionnais pas. Il y avait toujours moyen de se tenir éloigné de politiques avec lesquelles vous n’étiez pas d’accord et auxquelles vous ne vouliez pas collaborer. Il y a toujours quelque chose sur lequel vous pouvez travailler.

Je voulais m’assurer que j’aurais une retraite, dans ce sens très erroné que vous dirigez votre vie en cherchant un travail qui vous donnera une retraite, lorsque vous serez comme moi, âgée de 70 ans. Mais c’est vraiment ce que j’avais en tête et travailler pour le gouvernement américain s’est trouvé le moyen que j’ai choisi pour y parvenir.

Beaucoup de mes amis dans le mouvement pacifiste m’ont déclaré qu’ils n’auraient en premier lieu jamais travaillé pour le gouvernement américain. Ils ne l’ont pas fait, je l’ai fait. Je n’étais pas d’accord avec tout, mais en particulier pour la guerre en Irak, j’ai juste senti que c’était à ce point mauvais que je ne pouvais plus avoir aucun rapport avec ça et j’ai donc été l’une des trois personnes de l’administration américaine ayant démissionné à cause de la guerre en Irak. Dans l’administration américaine, nous n’avons pas de tradition de démission pour des questions de principe, bien peu de personnes démissionnent.

J’ai pris cette décision et je suis contente de l’avoir prise parce que j’ai rencontré des personnes merveilleuses partout dans le monde grâce à ça. Je ne connaissais personne dans le mouvement pacifiste aux Etats-Unis. J’ai fait la connaissance de plus de personnes prenant part au mouvement de résistance dans d’autres pays que dans mon propre pays.

Ce fut donc une éducation remarquable et merveilleuse pour moi de pouvoir rencontrer tant de gens dans mon pays qui s’opposaient au gouvernement sur des questions de guerres, de justice sociale, de les connaître et espérons-le, de pouvoir contribuer à exercer une pression sur notre gouvernement pour qu’il fasse ce qui aurait dû être fait.

Je crois personnellement que la vie place une personne d’un côté ou de l’autre. Un individu se trouve dans une situation non pas tellement intentionnellement, mais par l’éducation, la famille, les circonstances. Et pouvoir admettre que ce n’est pas bien nécessite beaucoup de courage. Je pense que vous êtes un grand exemple de courage.

Merci. Je reçois beaucoup de soutien de militants du mouvement pacifiste et, en coulisses, des personnes qui travaillent encore pour l’administration américaine me disent « je suis si contente que vous ayez agi comme cela, c’était important mais je ne pouvais pas démissionner parce que j’ai des enfants à l’université, un prêt hypothécaire à rembourser, mais je ne crois pas en toutes ces choses qui se passent actuellement. » Je vous remercie beaucoup pour vos aimables commentaires, nous devons travailler ensemble pour transformer notre monde en un lieu meilleur, plus sûr et plus agréable.

Merci beaucoup pour votre temps.

Cet entretien a été réalisé par Reto Thumiger et Gaëlle Smedts.

 

Traduction de l’anglais : Serge Dellonville.