Par Maria Angeles Fernández et J. Marcos

Le Paraguay, pays d’Amérique latine où la distribution de la terre est la plus inégalitaire est aussi le quatrième exportateur mondial de soja, derrière les États-Unis, le Brésil et l’Argentine, alors même qu’il est 7 fois plus petit que son voisin argentin. 94 % des terres cultivées à l’heure actuelle le sont pour l’exportation. Pour les acteurs de cet extractivisme agricole débridé, les communautés paysannes encore installées sur leurs terres font figure d’obstacles dont il faut s’affranchir. Le coup d’État parlementaire contre le président Fernando Lugo le 22 juin 2012 a permis de se débarrasser d’un autre élément de résistance à l’avancée de l’agrobusiness et depuis, la criminalisation et judiciarisation des résistances s’accélèrent. Cet entretien avec Perla Álvarez, présidente de la Coordination nationale de femmes travailleuses rurales et indiennes (Conamuri) a été publié sur le site espagnol Público le 11 août 2017.


L’activiste Perla Álvarez, présidente de la Coordination nationale de femmes travailleuses rurales et indiennes (Conamuri), qualifie de « narcopolitique » la situation du pays latino-américain. L’actuel président, Horacio Cartes, et le destitué Fernando Lugo, supposés opposés idéologiquement, ont aujourd’hui des intérêts communs.

Une thermos d’eau chaude et un verre d’herbe maté accompagnent chacune de ses paroles et silences. Au Paraguay le tereré [1] est la boisson par excellence, mais la fraîcheur qui règne en juillet au Pays basque invite à avaler quelque chose de plus chaud. Elle finit de taper quelques phrases, boit une gorgée, offre, sourit. Après un salut initial et une question de courtoisie, « comment ça va au Paraguay ? », Perla Álvarez, présidente de Conamuri, n’hésite pas un instant.

« Le Paraguay est un centre d’expérimentation de nouvelles formes de contrôle social, à travers des mécanismes de persécution de la lutte populaire et des personnes qui défendent les droits humains ». La réponse oblige à une conversation longue et tranquille sur ce pays au cœur de l’Amérique latine, un des plus inégaux, mais l’un de ceux qui connaît la plus grande croissance en termes macroéconomiques.

L’agrobusiness destiné à l’exportation ainsi que la production d’énergie électrique projettent des taux dynamiques de croissance du Produit intérieur brut (PIB), qui a crû en moyenne de 5% ces dix dernières années. Dans le même temps, la majeure partie de la population s’est appauvrie : plus de 30% sont en situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté. À l’ombre de l’Argentine et du Brésil, on parle peu de ce qui se passe ici. Cinq ans après le coup d’État parlementaire contre l’ex-président Fernando Lugo, les nouvelles concernant le Paraguay arrivent à peine au compte-gouttes à la presse internationale. La tentative de l’actuel président, Horacio Cartes, de modifier la Constitution pour pouvoir ainsi être réélu a juste légèrement troublé ce silence médiatique, du fait des fortes mobilisations qu’elle a provoqué, entraînant même l’incendie du Parlement il y a quelques mois.

À quoi fait-elle référence lorsqu’elle affirme que le Paraguay est un centre d’expérimentation ? « Perfectionné, le coup d’État du Honduras se reproduit au Paraguay, et ce dernier s’applique, de manière encore plus perfectionnée, au Brésil. Le système capitaliste exerce de nouvelles méthodes et formes d’oppression et de domination sur le territoire, qui présente de l’intérêt pour le capital, ainsi que sur les personnes, pour maintenir une domination idéologique ». C’est ainsi que démarre une longue conversation, seulement interrompue par les allées et venues des gens qui passent aux alentours, et par de régulières gorgées de maté.

« Le Paraguay est un pays éminemment agro-exportateur de graines de soja [le quatrième du monde] et d’autres semences transgéniques, comme le blé ou le maïs. Tout ce qui est produit dans l’agrobusiness n’est pas destiné à la consommation interne, même l’élevage extensif [c’est le sixième exportateur mondial de viande bovine] est aussi pour l’exportation. Ce qui reste, presque la plus mauvaise part, est destiné au marché intérieur. Nos médias de masse disent que l’agrobusiness apporte à l’économie nationale, mais c’est une propagande mensongère parce que les gens à la campagne souffrent de la faim. Il y a une pauvreté extraordinaire ».

Perla Álvarez a voyagé jusqu’à Derio (Biscaye, au nord de l’Espagne) pour participer à la VIIe Conférence internationale de la Vía Campesina, l’un des mouvements sociaux les plus dynamiques. Venues de plus de 70 pays et de plus de 400 organisations, un demi-millier de personnes se sont rassemblées. Parmi elles, sept du Paraguay, une région principalement dédiée au secteur primaire mais avec une répartition très inégale de la terre. 90% des terres sont aux mains de 5% de propriétaires (environ 12 000), tandis que les 10% restants sont répartis entre 280 000 petits et moyens producteurs, selon un rapport d’Oxfam intitulé Yvy jára. Los dueños de la tierra en Paraguay [« Yvy jára. Les maîtres de la terre au Paraguay »].

En plus d’apporter des renseignements et des statistiques qui montrent que « le Paraguay présente la répartition de la terre la plus inégalitaire du monde », le rapport d’Oxfam consacre aussi un espace aux « maîtres », avec un focus sur 15 grands propriétaires. Parmi eux apparaît le nom du président et son conglomérat entrepreneurial, le Groupe Cartes, qui englobe plus d’une vingtaine d’entreprises de différents secteurs.

Narcopolitique

« Nous avons en ce moment un gouvernement de type fasciste qui vient de la narcopolitique ». Perla Álvarez parle de cartels brésiliens comme le Premier Commando capital et le Commando rouge, ainsi que de l’assassinat « au grand jour », en juin 2016, de Jorge Rafaat, un narcotrafiquant « pour lequel la presse hésite sur la manière de le présenter, comme entrepreneur, narcotrafiquant ou leader d’une bande criminelle » ; de la « dispute de pouvoir intra-oligarchique » d’une mafia qui, dit-elle, est encastrée dans l’État ». Et elle ajoute : « Nous avons des intendants, des conseillers, des gouverneurs, des députés, des sénateurs et jusqu’à la Présidence de la République liés au narcotrafic. La narcopolitique détient le contrôle presque absolu sur notre territoire, en lien avec les entreprises multinationales, pour continuer à faire avancer le modèle de l’agrobusiness ». Les rapports de la Coordination des droits humains du Paraguay confirment, en termes similaires, la vision de l’activiste paraguayenne.

Horacio Cartes, du parti Colorado, l’une des formations traditionnelles, est arrivé au pouvoir en 2013, lors des premières élections après la chute de Lugo. Sans passé politique, il était seulement connu par sa facette d’entrepreneur et par ses relations avec la contrebande. Son nom est même apparu dans les Wikileaks : « Il a été l’objet d’une enquête parce qu’il était à la tête d’une organisation criminelle dédiée au blanchiment d’argent provenant du narcotrafic par l’intermédiaire de son entreprise, la Banque Amambay […], ainsi que pour l’introduction illégale de tabac aux États-Unis depuis le Paraguay », indique le rapport d’Oxfam.

Antécédents, aventures et mésaventures largement connues dans le pays. « Nous avons un gouvernement qui représente les intérêts de l’oligarchie et de la bourgeoisie, qui sont les mêmes gens qui accaparent toute la terre, qui sont alliés aux multinationales pour la production de soja, qui possèdent les moyens de communication, les chaînes de supermarchés… Le contrôle de tous les moyens de production se réduit à très peu de familles, parmi lesquelles Cartes lui-même. C’est un personnage nouveau qui entre en scène après avoir accumulé des richesses au moyen de la contrebande de cigarettes et le narcotrafic. Être à la Présidence de la République lui procure une impunité bien plus grande et depuis lors il a fait des incursions dans de nouveaux secteurs économiques, entrant en compétition avec d’autres puissants, comme le groupe Zucolillo et le groupe Vierci ».

Curuguaty, point d’inflexion

En juin 2012 un changement s’est produit dans l’histoire récente du Paraguay. Parmi les habituelles expulsions de paysans, une affaire a immédiatement attiré l’attention à cause de sa violence démesurée : onze paysans et six policiers trouvèrent la mort à Curuguaty. Seuls les premiers ont été jugés, et condamnés au terme d’un procès de plusieurs années. Le conflit engendré par ces faits a débouché sur un jugement politique de Lugo, sur un coup d’État parlementaire qui a décapité la gauche et fragmenté les mouvements sociaux, qui étaient en train de gagner en puissance.

« Curuguaty marque une inflexion dans notre histoire politique. Pour nous, il est clair que ce fut un massacre organisé. On cherchait à provoquer un conflit social d’une telle envergure qu’il déstabilise politiquement le gouvernement, pour pouvoir justifier le jugement politique réalisé à Lugo. C’était ça, le plan. Et il a très bien marché. Ils ont non seulement chassé Lugo, mais ce fut aussi un coup d’État préventif face au risque d’une possible ascension socialeà venir. Les gens commençaient à comprendre, un minimum, comment fonctionne la chose publique, comment elle est administrée, comment elle se corrompt de l’intérieur. Et ils ont aussi compris que, au sein de l’État, d’énormes ressources sont produites par notre travail et garantissent des infrastructures, des services et des débouchés économiques à l’agrobusiness ; or c’est ce même agrobusiness qui est en train de nous tuer et c’est pour lui aussi que ce massacre a été perpétré. »

Le gouvernement de Lugo, cet ancien prêtre qui prit la tête d’une coalition des gauches (Frente Guasú), a soulevé un certain enthousiasme dans la population en mettant fin à 60 ans de gestion du parti Colorado. Mais il a aussi ouvert, comme le rappelle Perla Álvarez, des brèches qui se sont agrandies aujourd’hui. « Pendant la période Lugo est légalisée la première semence transgénique, [Federico] Franco, au pouvoir pendant la période de transition, en légalise au moins 13 autres, et le gouvernement Cartes, 20 de plus. » Lugo est actuellement sénateur et président du Parlement, après la conclusion d’un accord avec Cartes. « Nous avons à présent une gauche très fragilisée. Avec le coup, toutes nos organisations se sont fragmentées. Le coup fut efficace parce qu’il ne visait pas directement la personne de Lugo, qui est en pleine forme. »

Le jeu des chaises musicales, les soutiens et les gestes des uns et des autres en prévision des élections de l’année prochaine sont clairs. Sans chercher plus loin, Lugo a soutenu Cartes pour qu’il modifie la Constitution de manière à pouvoir lui aussi être réélu. « Difficile de comprendre qu’il puisse négocier avec ses bourreaux, avec ceux qui l’ont chassé du pouvoir ». Álvarez, professeure de guaraní, langue autochtone officielle du Paraguay, pense que les organisations sociales devraient s’attaquer à d’autres enjeux en plus de réclamer des changements dans le système électoral : « Nous sommes d’avis de ne pas nous occuper de la question électorale pour le moment, mais de continuer à nous concentrer sur la construction d’un pouvoir populaire à partir du territoire. Continuons de donner la priorité au renforcement de nos organisations et de travailler avec nos propositions, la souveraineté alimentaire et l’agroécologie, et faisons en sorte que nos actions soient au fondement de la nécessité d’un changement du système électoral de manière à rendre possible une participation plus équitable, transparente et assortie de certaines garanties ».

Présence télévisuelle

« Tembi’u rape », émission de télévision qu’elle a dirigée et présentée durant des années, et dans laquelle elle parlait, en guaraní, de la cuisine paraguayenne, des produits locaux, de la consommation locale et de l’agriculture écologique, continue à être diffusée sur le petit écran du fait de ses taux d’audience élevés : « C’est la première fois qu’à la télévision, les paysans paraguayens sont présentés sous un jour positif, qui leur donne une meilleure estime d’eux-mêmes. »

Pour elle, les transformations structurelles ne s’obtiennent pas par un simple changement de présidence, elles doivent aller plus loin et toucher au système judiciaire, dont la dernière tactique consiste, souligne-t-elle, à criminaliser et à traîner en justice les défenseurs des droits humains et les organisations, qui font l’objet de persécutions administratives et bureaucratiques. Le siège de Conamuri, par exemple, a été perquisitionné et deux de ses membres sont poursuivies : « C’est de la persécution. C’est une réponse à nos luttes. L’affrontement est brutal. Les gens pauvres sont criminalisés parce qu’ils sont pauvres ou parce qu’ils s’organisent alors qu’ils sont pauvres. Il n’y a pas de leader dont l’engagement politique est clair qui ne soit poursuivi ou emprisonné. Cela inclut les gens qui se sont opposés aux fumigations. En 2015, 200 personnes ont été inculpées pour avoir résisté à l’épandage de pesticides, ce qui est pour elles une question de survie car des gens meurent des fumigations. »

On en revient alors au problème de la terre, joug sempiternel au Paraguay depuis la guerre de la Triple Alliance au XIXe siècle, lorsque l’Argentine le Brésil et l’Uruguay lui extorquèrent des milliers de kilomètres carrés. Continue aussi, comme le rappelle Oxfam, la vente de terres à des compagnies étrangères pour des prix ridicules, en guise de paiement de dettes : une trentaine d’entreprises détenues par des capitaux étrangers se sont ainsi approprié 40 % du territoire paraguayen.

La spoliation se poursuit aujourd’hui. La « contre-réforme agraire » est l’expression qu’utilise Perla Álvarez pour dénoncer la situation : « La terre se concentre de plus en plus entre quelques mains, essentiellement entre celles d’entrepreneurs de l’agrobusiness dans le secteur du soja et du bétail. Pour pouvoir étendre ce modèle, il est nécessaire de déloger les gens, de dépeupler les campagnes, parce que nous constituons une gêne. Et l’État intervient en mobilisant les forces de l’ordre et les fonds publics pour faire ce ménage. Ils ne s’emparent pas seulement des territoires mais sèment la terreur dans le voisinage des communautés, ils nous isolent. » Elle énumère les différents tactiques mobilisées : l’endettement avec la terre en hypothèque, l’intimidation, les accusations, l’achat à bas prix des productions, les fumigations, ou le manque d’infrastructures comme les écoles… La population indienne, très importante au Paraguay, n’échappe pas aux sales coups. La Cour interaméricaine des droits humains leur a donné raison à diverses occasions.

 

[1Le tereré est un maté préparé avec de l’eau froide ou de la glace – NdT.

 

Traduction de Sylvette Liens et Gilles Renaud pour Dial. 

Source en espagnol : Público, 11 août 2017.

Source en français : Dial – www.dial-infos.org

L’article original est accessible ici