par AITEC

En juin 2014, le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies a adopté une résolution instituant un groupe de travail intergouvernemental (GTIG) dont la mission est l’élaboration d’un traité contraignant pour les entreprises transnationales et droits humains. Cette résolution, adoptée avec 20 voix pour, 14 contre (dont la France) et 13 abstentions, répond au besoin critique des populations affectées par les activités des transnationales d’obtenir justice, réparation et surtout, d’empêcher en amont les violations systématiques des droits humains par ces entreprises.

Qu’est-ce que le projet de traité contraignant de l’ONU pour les entreprises transnationales et droits humains, et que va-t-il se passer à Genève du 23 au 27 octobre 2017 ?

En juin 2014, le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies a adopté une résolution instituant un groupe de travail intergouvernemental (GTIG) dont la mission est l’élaboration d’un traité contraignant pour les entreprises transnationales et droits humains. Cette résolution, adoptée avec 20 voix pour, 14 contre (dont la France) et 13 abstentions, répond au besoin critique des populations affectées par les activités des transnationales d’obtenir justice, réparation et surtout, d’empêcher en amont les violations systématiques des droits humains par ces entreprises.

En 2015 et 2016, les réunions du GTIG ont porté sur les discussions et débats généraux concernant la portée et le contenu du futur traité contraignant. Des experts, ONG et représentants de communautés affectées ont fait l’état des lieux de la situation des violations des droits humains et de l’environnement perpétrés par les transnationales dans le monde, proposé des pistes juridiques, des réponses possibles à l’impunité qui est aujourd’hui la règle. Les États, quand à eux, s’exprimaient généralement pour soutenir ou entraver l’idée même de traité contraignant, sans que les discussions ne portent encore sur des propositions concrètes de traité. L’Équateur et l’Afrique du Sud sont à l’origine de la résolution, qui est majoritairement soutenue par des pays du Sud (principaux impactés par les violations continuelles des droits humains par les entreprises transnationales), alors que les pays du Nord sont dans l’ensemble contre ce processus (même si certains y participent, sans vouloir en faire un outil plus contraignant que les principes déjà existants). Alors que la France avait voté non lors du vote de la résolution, l’Union européenne, dès la première réunion du GTIG, a tenté d’entraver le processus en s’opposant à des points de détails.

Aujourd’hui, si l’Union européenne, dont la France, semble disposée à participer aux réunions du groupe de travail, elle est encore loin d’adopter une position constructive qui encourage la création d’un traité contraignant efficace.

La prochaine réunion du GTIG, qui aura lieu à Genève du 23 au 27 octobre prochains, marquera une étape cruciale du processus : un premier « brouillon » du traité sera proposé par l’Équateur, et discuté par les États. Les ONGs et représentants des communautés affectées, rassemblés notamment au sein de la campagne globale pour démanteler le pouvoir des multinationales et mettre fin à l’impunité, pourront également réagir sur ce premier brouillon. C’est une étape décisive en ce qu’elle définira les contours du futur Traité.

Le Traité comme une réponse possible à la mondialisation néolibérale

Depuis des décennies, la mondialisation néolibérale a petit à petit instauré la primauté du droit à faire du profit aux dépends des droits humains. Le droit commercial et de l’investissement, aussi connu sous le nom de « Lex mercatoria », s’est développé de façon exponentielle ces dernières années, assurant aux multinationales des outils efficaces pour « protéger » et « promouvoir » leurs investissements. Les mécanismes d’arbitrage investisseur-État permettent aux investisseurs étrangers de porter plainte contre des États lorsqu’ils sont accusés de ne pas respecter leurs engagements au regard des accords de libre échange ou d’investissements [1]. La libéralisation des services entraîne la destruction de nombreux services publics suite à leur privatisation [2]. La libéralisation du secteur de l’énergie encourage l’extraction d’énergies fossiles par des multinationales peu scrupuleuses de l’environnement ou des droits des peuples…
Les accords de commerce et d’investissement contiennent de nombreuses clauses qui assurent le droit absolu des entreprises transnationales à faire du profit, alors que les populations à travers le monde ne disposent d’aucun mécanisme international susceptible de les protéger de ces mêmes entreprises, prêtes à tout pour défendre leurs investissements.

Les initiatives internationales de régulation des multinationales qui se sont développées depuis le début de cette mondialisation (principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises transnationales en 1976, Principes directeurs des Nations Unies pour les entreprises et les droits de l’Homme [3] en 2011 notamment), si elles posent des principes utiles, n’ont aucune portée contraignante et ne prévoient aucun mécanisme d’application. En pratique, les entreprises transnationales se revendiquent souvent de ces textes internationalement reconnus, sans pour autant changer réellement leurs pratiques, et les communautés affectées par leurs activités et exactions restent sans moyen d’action juridique pour se défendre.

D’autre part, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui fait reposer le respect de ces droits sur l’État, n’est à ce jour pas vraiment appliqué, en particulier lorsqu’il s’agit de leur responsabilité extra-territoriale, c’est-à-dire au-delà de leurs frontières. Bien que la justiciabilité de ces droits progresse, notamment par la formation progressive de juristes, avocats et société civile sur la possibilité de porter plainte contre des États lorsqu’ils ne remplissent pas leurs obligations [4], nous sommes encore loin d’une application du Pacte qui protège, par exemple, des communautés affectées par les sites d’extraction de pétrole de Total à l’autre bout du monde.

C’est pourquoi un traité contraignant élaboré au sein de l’ONU pourrait apporter des solutions à ce vide juridique pour la protection des peuples contre les entreprises transnationales.

Quel contenu pour le Traité ?

La loi française sur le devoir de vigilance des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales et sous-traitants, adoptée en mars 2017, semble donner la mesure pour certains pays désireux de se doter de législations régulant leurs entreprises transnationales. Cette loi vise à prévenir les atteintes graves aux droits humains et à l’environnement que peuvent causer les très grandes entreprises via leurs activités et celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, et impose un devoir de vigilance des entreprises vis-à-vis de leurs filiales et sous-traitants. Elle impose aux grands groupes [5] de rédiger et mettre en œuvre un plan de vigilance [6] pour éviter que leurs activités ne portent atteinte aux droits fondamentaux et à l’environnement.

Si cette loi permet de poser des jalons dans la responsabilité des sociétés transnationales vis-à-vis des pratiques de leurs filiales ou sous-traitants, elle pêche sur plusieurs aspects, comme pour la charge de la preuve qui continuer à incomber aux victimes, ou encore sur le caractère limité de l’action que l’on peut intenter, puisqu’elle ne s’intéresse qu’aux mesures de prévention prises ou pas par la multinationale, et non au préjudice en soi. Alors, comment s’appuyer sur cette loi existante tout en faisant du Traité onusien un instrument plus ambitieux ?

Voici plusieurs prérequis pour un Traité ambitieux, dont la plupart sont partagés [7] par la Campagne globale pour démanteler le pouvoir des multinationales et mettre fin à l’impunité, dont l’Aitec est membre.

  • Les droits humains concernés par ce Traité correspondent à ceux définis par les conventions internationales sur les droits humains et à l’environnement : Charte des Nations Unies, Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, PIDESC, PIDCP, Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination raciale etc ;
  • Les États parties doivent établir la responsabilité légale et pénale des multinationales et de leurs dirigeants, et ce, que l’entreprise soit directement ou indirectement (via ses filiales ou sous-traitants) responsable de violations de droits humains ;
  •  les droits humains soient enfin considérés comme prioritaires, ce traité devra expliciter toutes les situations (protection de l’environnement, de la santé publique, de la sécurité des populations etc) où les règles de commerce et d’investissement devront être suspendues pour la défense des droits humains. En particulier, les États ne pourront accepter l’inclusion de clauses d’arbitrages dans les accords de libre échange et d’investissement ;
  • Les États parties doivent établir l’obligation du devoir de vigilance pour les multinationales, sans que ce concept n’épuise la détermination de la responsabilité, qui doit s’appuyer sur l’impact réel de l’activité des multinationales sur les communautés
  • Les États parties (d’origine ou hôtes) doivent assurer l’accessibilité de leurs tribunaux aux victimes et représentants de victimes, sans recourir au « forum non conveniens » [8] , ceci que les victimes ou leurs représentants relèvent de leurs juridictions ou non ;
  • Ce traité doit assurer la protection des défenseu.r.euse.s des droits impliqués dans la défense de communautés impactées par l’activité des multinationales. Aujourd’hui, trop de défenseu.r.euse.s des droits sont victimes de violences, ou assassiné.e.s ;
  • Les États parties doivent reconnaître la primauté des droits humains sur les règles de commerce et d’investissement. L’effectivité du Traité dépendra de son statut par rapport à d’autres règles du droit international, en particulier les règles de commerce et d’investissement. Pour que les droits humains soient enfin considérés comme prioritaires, ce traité devra expliciter toutes les situations (protection de l’environnement, de la santé publique, de la sécurité des populations etc) où les règles de commerce et d’investissement devront être suspendues pour la défense des droits humains. En particulier, les États ne pourront accepter l’inclusion de clauses d’arbitrages dans les accords de libre échange et d’investissement ;
  • Les États doivent s’assurer que tous les processus législatifs liés à ce Traité, à sa mise en œuvre et aux politiques de régulation des entreprises soient exempts d’influence indue des lobbies agissant pour les multinationales. Cela passe par la mise en œuvre de législations nationales prévenant l’influence indue, les « portes tournantes », et assurant la transparence ;
  • Les États parties doivent adapter leurs législations aux dispositions prévues dans ce Traité ;
  • Le Traité doit prévoir la mise en place de mécanismes de mise en œuvre effectifs : un régime de sanction ainsi qu’un système de règlement des contentieux, qui privilégie les juridictions nationales, associé le cas échéant à la création d’un tribunal international et non un système d’arbitrage privé.

En outre, une coalition française d’association et syndicats pour un Traité contraignant de l’ONU sur les multinationales et droits humains, dont l’Aitec est membre, a été créée en 2016, et propose une analyse commune sur le processus onusien, que vous pouvez retrouver ici.

Mobilisons-nous !!

Du 23 au 27 octobre 2017 :
À Genève, des mobilisations, ateliers et témoignages sont prévus sur la place de la « Broken chair » devant le Palais des Nations (Voir le programme ici).

Notes

[1Voir le rapport « Rebaptisé « ICS », l’arbitrage d’investissement -ISDS-renaît sous une nouvelle forme », février 2016 http://aitec.reseau-ipam.org/spip.php?article1529

[2Voir le rapport « TAFTA et CETA, des accords de libre échange conçus pour ravager les services publics en Europe », 2015 http://aitec.reseau-ipam.org/spip.php?article1506

[3Voir les Principes directeurs des Nations Unies pour les entreprises et les droits de l’Homme http://www.ohchr.org/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_FR.pdf

[4Grâce au Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturel, que la France a notamment ratifié en 2013.

5Sociétés mères françaises et filiales françaises de groupes étrangers qui emploient, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins 5 000 salariés en leur sein et dans leurs filiales françaises ou au moins 10 000 salariés en leur sein et dans les filiales françaises et étrangères.

[6Ce plan de vigilance devra comprendre différents éléments :
– Une cartographie des risques
– Des procédures d’évaluation des filiales, sous-traitants et fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie
– Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves
– Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements
– Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité

[7« vers un Traité des Nations Unies contraignant pour les multinationales. Un pas en avant pour mettre fin à l’impunité » Octobre 2016 http://www.stopcorporateimpunity.org/wp-content/uploads/2016/10/SIX-points_FR.pdf

[8Doctrine de la loi estimant que le tribunal doit refuser d’entendre une affaire si un autre tribunal serait une instance plus commode pour les parties et les preuves.

Documents joints

L’article original est accessible ici