par Benjamin Aucuit

La nature du travail dans nos sociétés contemporaines et les enjeux sur l’avenir du travail sont aujourd’hui l’un des sujets les plus débattus. Faut-il continuer à automatiser la production au risque d’éliminer des emplois ou faut-il laisser les gens s’en charger, malgré la nature souvent abrutissante du travail ? Le travail est au cœur de la réalité sociale de la grande majorité des sociétés humaines. Il est porteur d’un espoir d’ascension sociale ou d’amélioration des conditions de vie qui est très récente dans notre histoire et qui découle des gains de luttes sociales anciennes. Il est indéniable que de tout temps, le travail a été l’un des éléments fondamentaux de la société humaine. Sa complexification graduelle au fil des âges reflète à la fois les changements sociaux et les avancées technologiques et techniques des différentes sociétés humaines.

La découverte de la machine à vapeur au XVIIIe siècle reste le point tournant de la conception moderne du travail. En l’espace de quelques décennies seulement, la production artisanale se voit concurrencée par une nouvelle manière de fabriquer les biens : la production mécanisée. D’entreprise collective, le travail s’individualise. Quelques machines peuvent accomplir plus avec une poignée d’ouvriers que des centaines d’artisans. C’est ainsi que l’Inde qui produit jusqu’à la toute fin du XVIIIe siècle la grande majorité des textiles utilisés en Grande-Bretagne se verra supplantée en quelques décennies seulement par les usines anglaises. Cette situation sera catastrophique pour la population indienne. Des millions d’Indiens perdent alors presque du jour au lendemain leur unique moyen de subsistance. Cet exemple n’est pas unique. Dans de nombreuses régions du globe, les économies sont secouées par le raz-de-marée des biens industriels exportés.

En parallèle, au sein des sociétés en cours d’industrialisation (principalement d’Europe), l’espoir de meilleures conditions de vie ainsi que de meilleures opportunités pousse de nombreuses familles à quitter leurs terres pour s’installer en ville. Le travail d’usine est long, répétitif et dangereux pour des salaires misérables. Les ménages peinent tant à survivre qu’il n’est pas rare que les enfants participent au travail afin d’assurer la subsistance de la famille. Rapidement, l’afflux constant de nouvelles familles en zone urbaine crée une compétition intense entre les ouvriers. N’ayant aucune crainte de manquer de main-d’œuvre, les industriels imposent des conditions extrêmement dures aux travailleurs. De nombreuses nations européennes se livrent dès le début du XIXe siècle, une guerre économique féroce, et la production industrielle est au cœur de l’effort. Les grands propriétaires bénéficient donc d’un climat très favorable ainsi que d’une oreille attentive du pouvoir.

Dans la population ouvrière cependant, cette ascension n’est pas vue sous le même angle, et des organisations ouvrières se mettent en place à partir du milieu du XIXe siècle. L’objectif est avant tout de faire entendre le mécontentement des classes exploitées. Loin de vouloir s’attaquer aux injustices systémiques, ces premiers syndicats militent surtout pour une amélioration des conditions de vie telle que le respect des lois sur les heures de travail ou des garanties de pension de vieillesse ou de maladie. Malgré la timidité des premières revendications, elles ont aussi favorisé une plus grande solidarité entre les travailleurs. La grande répression dont les premiers syndicats sont l’objet (ces associations sont souvent carrément illégales) les amène cependant à s’organiser et à répliquer par un moyen de pression ambitieux. Pour peu qu’il soit possible de survivre assez longtemps et que l’accès au lieu de travail soit bloqué, la grève est le moyen ultime de se faire entendre. Elle s’attaque en effet à la fois aux intérêts de l’élite économique et politique. L’une des premières du XIXe siècle se passe à Lyon en 1831, ou les canuts exigent l’application d’un salaire horaire. Alors illégale, la grève prend souvent des allures de révolution, les deux camps s’affrontant violemment dans des quartiers divisés entre les briseurs de grève et les grévistes. De nombreuses autres grèves éclatent tout au long du XIXe siècle et du début du XXe siècle, telles que celles des mineurs d’Anzin en 1884, des verriers de Carmaux en 1895, des ouvriers de la chaussure de Fougères en 1907.

De ces luttes naîtront les premières formes de protections légales offertes à tous les travailleurs salariés. La reconnaissance du droit d’association, le droit à la liberté d’expression et le droit de vivre décemment, pour ne nommer que ceux-ci, en découlent. D’autres droits, d’une nature plus technique, tels que le nombre d’heures autorisé ou la prohibition de certains matériaux nocifs complètent le lot. D’abord réticent à engager le dialogue, le pouvoir politique s’y intéresse progressivement, à la condition que les partenaires économiques de l’État soient tenus aux mêmes restrictions. Les négociations visant l’application de normes minimales de protection commencent donc lentement, le contexte international de l’époque étant très tendu. Toute concession accordée par un État pouvant tourner à l’avantage d’un rival, les premières tentatives restent limitées. Une réalisation viendra cependant changer la donne. Tel qu’exprimé sur le site officiel de l’Organisation internationale du travail (OIT) : « Face à l’interdépendance croissante des économies nationales, les grandes nations commerciales comprirent qu’il était dans leur intérêt de coopérer pour que les travailleurs aient partout les mêmes conditions de travail et qu’elles puissent ainsi affronter la concurrence sur un pied d’égalité ».

La première tentative significative de définition de normes date de la conférence de Berlin en 1890. De nombreux pays échangent sur les conditions de travail dans les mines et proposent pour la première fois l’application de normes communes telles que la limitation et l’encadrement du travail des enfants et des femmes, ainsi que la limitation du travail le dimanche. Pour favoriser l’application des recommandations et en assurer le suivi entre les États participants, deux mécanismes encore utilisés aujourd’hui commencent à voir le jour. En premier lieu, des inspecteurs du travail spécialisés et indépendants du patronat sont déployés pour assurer l’application de ces normes, mais les États eux-mêmes sont aussi invités à se rendre mutuellement des comptes par le biais de rapports déposés périodiquement. C’est sur la même lancée que prendront forme 20 ans plus tard les premiers droits du travail. Non plus des recommandations, mais des normes obligatoires que les signataires des conventions s’engagent à respecter. La première, qui réunira la majorité des puissances industrielles de l’époque limite le travail de nuit des femmes, et la seconde, signée uniquement par 7 États, vient interdire l’utilisation de phosphore blanc dans la fabrication d’allumettes ce produit causant des séquelles horribles aux travailleurs.

L’institutionnalisation du droit du travail ainsi que des associations de travailleurs qui militent sans cesse pour améliorer les conditions de vie auront pour conséquence de former un contre-pouvoir efficace aux exigences de la classe bourgeoise. Durant les deux décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale, les syndicats seront le fer de lance de nombreuses revendications sociales et seront essentiels à la création de l’État providence, où les droits garantis à toute la population se veulent nombreux et inaliénables. Pourtant, aujourd’hui, et malgré une résistance acharnée des syndicats et de nombreux acteurs de la société civile, ce modèle de société est en train de s’effriter. S’il paraît aujourd’hui naturel et tout puissant dans nos sociétés occidentales, ses règles ne sont pourtant ni universellement appliquées ni inaliénables. Se rappeler à quel point ce changement est le fruit de luttes récentes met en lumière la fragilité de ces accomplissements. Alors que les classes économiques et politiques du monde se livrent une fois de plus à une guerre économique sans pitié sur le dos des travailleurs, allons-nous apprendre du passé, ou le revivre ?

Aujourd’hui, la libre circulation des capitaux ainsi que des normes du travail très inégales entre les pays industrialisés et les États en voie d’industrialisation créent à nouveau un contexte très favorable aux grands capitalistes industriels. Le très grand nombre de personnes désespérées d’obtenir un travail dans le monde entier créent un contexte analogue au tout début de l’industrialisation, mais à l’échelle globale cette fois. En menaçant les États réfractaires à leurs agendas de délocaliser leurs entreprises dans des pays aux normes plus laxistes, ils ont trouvé réponse aux contre-pouvoirs que les luttes syndicales ont su construire. Cela leur a permis d’imposer des mesures très attentatoires au bien-être des travailleurs, qui n’ont désormais souvent plus de garanties quant à la durée de leur embauche, sur le nombre d’heures qui leur seront offertes ainsi que sur le salaire qui leur est payé. Les mécanismes de protection des droits des travailleurs n’ont toujours pas, pour l’instant, trouvé réponse à la mondialisation de la production industrielle. Face aux menaces, chantages et chimères que la bourgeoisie contemporaine utilise pour parvenir à ses fins, les mouvements de travailleurs devront se transnationaliser aussi. Malgré l’ampleur de la tâche, le processus est déjà en cours depuis plusieurs années. Reste à espérer que nos différences et nos intérêts particuliers seront mis de côté au profit d’une lutte pluraliste, inclusive et solidaire à l’échelle du globe. L’avenir de millions de personnes en dépend.

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