Ngũgĩ wa Thiong’O, romancier et essayiste kényan, né en 1938, est une des voix les plus influentes de la littérature africaine. Son inspiration politique  trouve sa source dans le Kenya de Mau Mau (Kenya Land Freedom Army). Les Mau Mau ont beaucoup compté pour Ngũgĩ comme pour l’ensemble du peuple kenyan; ils incarnent des rêves d’espoir et de liberté mais aussi de peur, car cela signifiait de devoir prendre les armes contre le colonialisme britannique. Son grand frère combattait dans les rangs des Mau Mau, sa mère fut arrêtée et torturée, son village détruit.

Pour Ngũgĩ wa Thiong’O, la lutte contre le colonialisme dans son aspect culturel continue. Apres avoir commencé à écrire en Ouganda, il en sort en 1963  diplômé de l’Université Makerere de Kampala. En 1977, il décide d’écrire, prioritairement, en kikuyu, sa langue maternelle, afin de se faire comprendre des gens de sa région.  La décision d’écrire en kikuyu a été prise en prison, dans une cellule de haute sécurité. Arrêté le 31 décembre 1977, il fut libéré le 12 décembre 1978. La raison de son arrestation est liée au travail qu’il effectuait dans un théâtre d’une communauté locale. Il a présenté un texte qu’il avait écrit et ce texte était en kikuyu.  Ecrire et faire du théâtre dans une communauté locale n’étaient possibles que si on utilisait la langue de cette communauté. Le 16 novembre 1977, le gouvernement interdit la représentation de la pièce intitulée Ngaahika Ndeenda (Je me marierai quand je voudrai). L’interdiction puis l’incarcération qui s’en suivit  l’ont poussé à réfléchir, de manière plus approfondie, sur le rapport inégal et asymétrique entre les langues locales et la langue coloniale. De cette réflexion est née sa décision d’écrire en kikuyu.

 Ngũgĩ wa Thiong’O a continué et continue d’écrire des essais en anglais, qu’il considère probablement, à l’instar de Kateb Yacine, comme un butin de guerre.

 « Décoloniser l’Esprit » est écrit en anglais ; il affirme, dès la première page, que la langue est toujours au cœur du conflit qui caractérise la question africaine du XXème siècle et aussi qu’il y a d’un côté le colonialisme et l’impérialisme et de l’autre , les luttes de libération de l’autre.

 Ngũgĩ affirme que si l’on veut assujettir les corps, on a seulement besoin d’armes. Avec ce principe, l’Afrique a été conquise puis colonisée mais pour rendre son emprise stable, le colonialisme est intervenu dans les écoles pour former à son usage des élites locales.  Il a fallu coloniser les esprits. Pour cette raison, il est nécessaire de décoloniser les esprits rapidement  en partant du même moyen puissant  qui a servi à l’impérialisme colonial et qui sert encore à l’impérialisme postcolonial : le langage. En Afrique, le portugais, le français et l’anglais sont les langues du pouvoir, les langues du gouvernement et de toute l’administration. Elles sont les langues des classes moyennes et de la bourgeoisie et de ceux qui peuvent se permettre d’« étudier ». La bourgeoisie cultivée fait partie d’une communauté basée sur un standard européen de culture. Ce fait a un impact sur l’échiquier géopolitique et géoculturel de l’Afrique. Dans cette perspective impérialiste, étudier signifie alors entrer dans un système linguistique valorisé, un système très sélectif et réducteur, qui reproduit perpétuellement les mêmes logiques de domination dans lesquelles il trouve son origine.

 Tout ceci, Ngũgĩ wa Thiong’O  l’écrit dans « Décoloniser l’Esprit « (il s’agit de quatre essais), traduit par Maria  Teresa Carbone, édité par Jaka Book en 2015. Euro 14.

 Laissez-nous vous rappeler ce que Ngũgĩ wa Thiong’O affirme constamment : « Le kikuyu a fait de moi un combattant. J’ai ainsi combattu contre les politiques des gouvernements, violentes, intolérantes ou simplement dictées par l’inertie. Mais ma langue fait de moi ce que je suis : un guerrier conscient, un combattant pragmatique qui défend ses choix. J’aime les langues, les différences entre les langues. Apres « Pétales de Sang », j’ai décidé que j’écrirai ma narration seulement en kikuyu. Idem pour mon théâtre et ma poésie. Ceci n’a pas empêché la circulation de mon travail, bien au contraire. En effet , en fin de compte, a été  traduit, ce qu’avant j’avais simplement écrit. »

Traduit de l’italien par Anojaa Karunananthan  – Trommons.org