Dans ce village suspendu aux pentes du Vercors, l’histoire commence comme une fable. Un projet de supermarché menaçait le « bien vivre au pays ». Le maire était pour, les habitants contre. Des citoyens se sont présentés aux élections municipales. Leur liste a gagné et, depuis, la révolution participative est en marche.

– Saillans (Drôme), reportage

L’eau vive descend droit des montagnes. Assise au bord de la Drôme, Mireille se souvient de la rude bataille face au mépris des édiles. « Le maire nous disait : “C’est moi qui ait été élu, c’est moi qui décide.” On lui a prouvé le contraire », sourit-elle. Dans son dos, le massif des Trois-Becs culmine à 1.500 mètres, encerclé par la brume. Mireille a été parmi les premiers à se mobiliser contre le supermarché, en 2010

Les Trois-Becs.

« On voulait garder le cœur du village vivant », raconte-t-elle. À Saillans – 1.240 habitants – on compte, entre les ruelles étroites, deux boulangeries, une charcuterie, un magasin bio, deux bars et une épicerie. « Nous avons organisé une veille citoyenne et des manifestations pour bloquer la départementale. » Une pétition a recueilli plus de 800 signatures. Devant la fronde, les enseignes Casino-Intermarché préfèrent abandonner le projet, au grand dam du maire. L’énergie qui se dégage de la lutte donne des ailes. Les habitants se prennent à rêver d’une autre politique, « le règne des mâles blancs dominants, ça suffit ! » disent-ils.

Des réunions publiques sont organisées à l’approche des municipales de 2014. Avec un succès immédiat et une formule détonante : « Pas de programme, pas de candidats, la liste c’est vous ! » Plus d’une centaine de personnes se séparent en sept groupes et bûchent sur l’avenir du village. « Au début, on ne connaissait rien à la démocratie participative. Nous ne sommes pas partis de la théorie mais de considérations pratico-pratiques », raconte Sabine, géographe de 36 ans.

La mairie de Saillans.

Trois idées fortes rassemblent le groupe d’habitants, poursuit Sabine : la transparence, « l’accès de tous à l’information », la collégialité au sein de l’équipe municipale « pour éviter que le maire et le premier adjoint s’accaparent le pouvoir » et la participation des citoyens à la gestion de la commune. « Le régime représentatif confisque la démocratie. La citoyenneté ne se résume pas à un vote tous les six ans. »

Un vent nouveau souffle sur la ville

Trois semaines avant les élections, le groupe nomme une tête de liste. « On a essayé de tenir jusqu’au bout pour ne pas avoir une personne désignée ». À la réunion ce jour là, Vincent est absent, il travaille comme veilleur de nuit. On le prévient par mél qu’il a été choisi. La liste souhaite désacraliser la fonction d’élu. Vincent le dit en toute simplicité : « Je n’ai pas le costume et je ne souhaite pas me travestir. » Il ne parle pas en acronymes ni ne gonfle le torse lorsqu’il fait son tour de marché.

Le soir de l’élection, le 23 mars 2014, la victoire est écrasante. 57 % des électeurs votent pour la liste « Autrement pour Saillans… tous ensemble » avec un taux de participation record de 80 %.. François Pégon, le maire sortant, également conseiller général, ravale sa cravate.

Vincent dans la salle du conseil municipal. « Aujourd’hui je suis assis sur le trône mais, un jour peut-être, on le brûlera sur la place publique. »

Depuis, un vent nouveau souffle sur Saillans. La mairie est comme une ruche. Christian, un habitant, la soixantaine passée, témoigne : « Je vais à la marie comme je vais chez moi, je ne dis pas “monsieur le maire”, la porte est ouverte. » La mairie a été rebaptisée la « maison commune ». Les agents techniques – une dizaine de personnes – en ont le tournis : « Dans des villages de cette taille, normalement, on voit les conseillers municipaux deux fois par an. Ici, on les croise tous les jours ! »

Originaire de Lyon, Fernand s’était déjà présenté à des élections municipales. « Une campagne sans saveur », se souvient-il, où « l’on se contentait de suivre le maire. » À Saillans, son expérience est toute différente : « Les gens n’ont pas voté pour des personnes mais pour des contenus. Ils ont validé une méthode de gouvernance. » L’équipe ne veut pas seulement solliciter les habitants, elle souhaite « cogérer avec eux la commune », explique Fernand.

Source : Mairie de Saillans.

Deux jeudis par mois, l’équipe municipale organise « un comité de pilotage public » : une réunion de travail ouverte aux habitants avec l’ensemble des élus. « Avant, tout était fait de manière clandestine, avec des simulacres de débats lors du conseil municipal », affirme Fernand. Aujourd’hui, des « groupes action-projet » sont créés avec les citoyens qui désirent s’impliquer sur un thème précis : l’entraide sociale, le composteur collectif, les économies d’énergie, la circulation… On dénombre plus de 250 participants, soit un quart de la population adulte.

Les quatorze élus fonctionnent en binôme et se partagent les responsabilités. Les indemnités de fonction sont réparties entre tous – 150 euros pour les conseillers municipaux, 1.000 euros pour le maire. « Cela reste symbolique, la politique n’est pas une profession », alerte Isabelle, en charge de la jeunesse.

La nouvelle municipalité renverse le langage de l’oligarchie. « Notre démarche repose sur l’expertise d’usage des habitants. Chacun est expert de sa rue, de son village. », dit Isabelle. Selon un membre de la liste, « plus que le diplôme, la compétence s’acquiert par le vécu ».

Impliqués dans la vie de la cité, les Saillansons se responsabilisent. Comme par un effet de miroir, les élus admettent que les décisions ne leur appartiennent plus. « La vision acéphale – sans chef – nourrit l’intelligence collective », déclare Fernand, enthousiaste. Les prises de décisions sont plus longues mais plus abouties. « L’extinction de l’éclairage public la nuit vient d’être mis en place, les habitants ont conçu une matrice avec des horaires différents selon les saisons, les jours et les quartiers. Le prestataire n’avait jamais vu ça ! » poursuit-il.

La Drôme est l’une des dernières rivières sauvages d’Europe, sans barrage ni lac artificiel.

Dans les débats, les préoccupations environnementales sont omniprésentes. De la préservation de la rivière aux sentiers découverte, de la rénovation énergétique à la limitation des déchets, les habitants se mobilisent. Emmanuel, réalisateur de profession et animateur de la commission énergie, s’interroge : « Si on implique les citoyens, n’est-ce-pas le meilleur moyen de penser le long terme, et donc de s’emparer de la question écologique, au-delà des cycles électoraux ? »

« Mais où sont passés mes amis d’enfance ? »

Dix-huit mois après les élections, la nouvelle méthode commence à entrer dans les mœurs. « On a posé des outils, les gens se les réapproprient », assure Fernand, interpellé récemment dans la rue car un compte-rendu n’avait pas été affiché. « Les habitants deviennent plus exigeants, une culture de la participation est en train de germer », constate-t-il.

La démocratie participative reste cependant un sport de combat : les élus perdent leur souffle un an et demi passé en apnée. Ils croulent sous les méls, enchaînent les réunions et s’épuisent.

La liste regrette aussi de ne pas mobiliser plus de monde. Le profil des habitants engagés est plutôt âgé, les jeunes ne sont pas tellement impliqués. « Nous devons trouver de nouveaux dispositifs pour les inclure, des référendums locaux ou des agoras citoyennes… » Pour vivre, la démocratie participative doit constamment se renouveler, « être une invention permanente ».

Dans la rue centrale, le bar des Sports se transforme souvent en café du commerce. La digue se rompt après le pastis, des voix s’élèvent contre « la bande » qui a pris la mairie. « Ils ne bossent pas », avance un homme accoudé au comptoir. « À cause d’eux, il y a plein de chevelus qui débarquent, des marginaux ! » renchérit son voisin. Corinne, une fidèle de la liste, originaire de Saillans, s’inquiète sur le pas de sa porte : « Mais que font mes amis d’enfance ? Je connais les gens d’ici, je vois l’indifférence, je sens le silence sur les visages, ils ne sont pas présents aux débats. »

La retraitée a vu le village se transformer au cours des cinquante dernières années, la désertification d’abord puis l’arrivée des « néo » ensuite, qui ont réinvesti le centre-bourg délaissé. En vingt ans, la population a augmenté de 30 %, le taux de croissance le plus fort de la Drôme. « Avec cette liste, où l’on compte la moitié de néo, il y a eu comme un changement de pouvoir, mal accepté par les vieilles familles », raconte Corinne, impuissante.

Il existe une quarantaine d’associations à Saillans dont « l’Oignon », un bar autogéré où les adhérents produisent eux-mêmes leur vin.

Pierre-Jean regarde passer le temps sur son balcon à l’entrée de la commune. « La mère Michu du village, c’est moi », dit-il, le sourire goguenard, en saluant des têtes connues. « Les médias se précipitent à Saillans mais il n’y a rien d’extraordinaire, on palabre sur des bouches d’égouts, une déchetterie, l’emplacement de la salle des fêtes. » Un de ses amis commente : « Est-ce utile de faire de la démocratie participative sur des sujets aussi anecdotiques ? Pour être consulté sur des pots de fleurs ? Une ville de cette taille n’a pas de marge de manœuvre. »

Pierre-Jean.

Quand on prononce le mot « intercommunalité », Vincent, le maire, fait la grimace. « À l’interco, on a été ostracisés », dit-il. La ville de Crest et son sulfureux maire, Hervé Mariton (LR), font tout pour les marginaliser.

Alors que Saillans est le troisième bourg de la vallée, il n’obtient aucune vice-présidence au sein de l’intercommunalité. Vincent est tout juste nommé au bureau avec 14 votes blancs. Comme si, dans ce cercle de notables locaux, il manquait de légitimité.

La situation est problématique. Selon Isabelle, « la mairie n’a presque aucun pouvoir autonome sur son territoire. On manque de place pour une crèche, pas de local pour les jeunes, le tout est décidé à l’interco ». Avec un budget annuel de 1,2 million d’euros, la capacité d’autofinancement du village est limitée.

« Saillans agit comme un catalyseur »

Peu à peu, l’équipe apprend les jeux d’influence et les rapports de force. Vincent et l’équipe municipale devront reprendre leurs bâtons de pèlerin, « quitte à serrer des paluches au congrès des maires ». « On ne peut pas faire la démocratie participative isolément dans un seul village. », dit Vincent.

Saillans cherche à essaimer. Être « une expérience reproductible, malléable, adaptable ». Selon Tristan, le directeur du centre social de Die, « les outils sont simples et transmissibles ». Pour engager la démocratie participative, « on a simplement besoin d’un tableau, de feutres, de gommettes ». Et de volonté politique.

Cet été, Tristan a sillonné la France à la rencontre des collectifs citoyens pour répandre « une bonne nouvelle et non pas la bonne parole ».

Dans les environs, le village a déjà fait des émules, Grâne lance son plan local d’urbanisme (PLU) participatif, le maire de Luc-en-Diois est venu se former pour animer des réunions, une assemblée populaire vient de se créer à Die. Le festival Curieuses démocraties, fin septembre, a tenté de fédérer ces différentes initiatives. Pour tous, « Saillans agit comme un catalyseur, elle légitime la démarche citoyenne », note Tristan.

Si Saillans captive les projecteurs, les habitants tentent de banaliser leurs pratiques. Ils se lassent d’être transformé en « zoo démocratique ». Jean, le vigneron, s’agace : « Notre village est folklorisé. On se retrouve comme une bête de foire. Les médias ont la manie de tout transformer en spectacle. Ils font l’impasse sur ce qui est difficile. Il faut parler du fonctionnement juridique, du fonctionnement technique pour que les gens s’approprient la démarche et se demandent : “Qu’est-ce que je peux faire chez moi ?” »


Lire aussi : La ferme de demain, écolo et prospère, existe déjà, nous l’avons visitée


Source : Gaspard d’Allens et Lucile Leclair pour Reporterre

Cet article est le 2e volet de notre série Alternatives citoyennes, qui est un projet soutenu par laFondation de France. Le premier volet peut se lire ici : La ferme de demain, écolo et prospère, existe déjà, nous l’avons visitée

L’article original est accessible ici