Projet de zone de libre-échange transatlantique, TAFTA : Les États-Unis et l’Union européenne en bleu foncé ainsi que les autres membres possible en bleu clair (ALENA et AELE).

Entretien avec Raoul Marc Jennar par Michel Bernard

1 – L’Union européenne et les Etats-Unis discutent actuellement d’un Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (PTCI ou TTIP en anglais).  Cet accord vise à la « suppression des barrières non-tarifaires » au commerce. Qu’est-ce qui est visé par cela ? Quel rapport avec l’OMC ?

Dans le jargon, on désigne par « barrières non-tarifaires », les dispositions constitutionnelles, les législations, les réglementations, les normes sociales, sanitaires, phytosanitaires, alimentaires, environnementales ou techniques qui sont jugées par les entreprises étrangères comme des mesures visant à protéger le marché intérieur contre la concurrence extérieure et qui limitent l’accès des marchandises, des investissements, des services ainsi que l’accès aux marchés publics nationaux, régionaux ou locaux. L’objectif de tout accord de libre échange entre des Etats, c’est d’obtenir l’alignement sur la norme la plus basse, voire la suppression de toute norme.  Mais on se trouve en présence d’un projet qui va bien au-delà d’un accord de libre échange. Il s’agit d’appliquer les accords de l’OMC et même d’aller au-delà, comme c’est expressément formulé dans le mandat de négociation confié à la Commission européenne par les Gouvernements : Art. 3 : « L’Accord prévoit la libéralisation réciproque du commerce des biens et des services ainsi que des règles sur les matières ayant un rapport avec le commerce avec un haut niveau d’ambition d’aller au-delà des engagements actuels de l’OMC. »

2 – Selon des documents rendus publics par des députés Verts et Gauche unitaire, une nouvelle fois, le risque est que le commerce puisse passer outre les lois de protections sociales ou environnementales. Jusqu’où cela peut-il aller ?

Le mot commerce est un paravent qui cache une réalité bien plus grave. Non seulement, on veut créer la possibilité de remettre en questions les normes sociales, environnementales, alimentaires et sanitaires en vigueur chez nous ; non seulement on veut soumettre à la concurrence toutes les activités de services et donc marchandiser la sécurité sociale, la santé, l’éducation et d’autres activités de services déjà mises à mal par les politiques européennes (eau, gaz, électricité, transports), mais l’intention est de soumettre les Etats à un mécanisme d’arbitrage devant lequel les firmes privées pourront agir contre ces normes. Ce qui se prépare, c’est rien moins que le transfert de la définition de la norme au secteur privé. C’est une véritable révolution conservatrice dont nos gouvernements se font les complices tout à fait conscients, si j’en juge par les propos d’une conseillère de notre ministre du Commerce qui écrit qu’il faut « prendre acte de la tendance à la délégation de la règle au privé » Ce qui est en train de s’accomplir, c’est le rêve de David Rockefeller qui déclarait en février 1999 à Newsweek : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire. »  Ceci peut paraître énorme pour des Européens peu familiers des négociations au sein de l’OMC. D’ailleurs, il y a dix ans, lorsque je présentais ces négociations, en particulier l’accord général sur le commerce des services (AGCS) avec son complément sur la libéralisation des services financiers, le plus souvent on me traitait d’alarmiste. « C’est trop gros ; cela ne se fera jamais », voilà ce qu’on m’objectait alors. Mais les politiques de démantèlement du droit du travail et des services publics, de dérégulations massives, de mise en concurrence de tous contre tous, voulues par nos gouvernements et confiées à la Commission européenne, s’inscrivent toutes dans le cadre des accords de l’OMC. On en voit aujourd’hui les effets. Face à cet abandon par nos gouvernements successifs de tout ce qui a été construit dans les domaines de la démocratie, du social, du sanitaire, de l’environnemental, il est impératif de s’insurger. Sinon, nous passerons sous le joug d’un nouveau principe : « tous les pouvoirs émanent des firmes privées ».

3 – Qui décide de lancer ce genre de négociations et quels sont les processus démocratiques qui peuvent permettre de s’y opposer ?  

Ce sont les gouvernements. En l’occurrence, celui des USA d’une part et, d’autre part, les gouvernements de l’UE, dont le nôtre, qui ont décidé, le 14 juin, l’ouverture des négociations. Aucun parlement national n’a été consulté. L’opposition à ce projet, par les voies institutionnelles, ne peut se faire qu’au moment de la ratification. Les Parlements nationaux et le Parlement européen pourront dire oui ou non au texte que l’UE et les USA auront signé. Avant cette signature, la Commission européenne, négociateur unique, devra soumettre le résultat de la négociation aux Etats membres qui donneront ou non le feu vert pour signer.  Il y a donc une responsabilité première des gouvernements, tenus informés des étapes de la négociation. En dehors de cette approche institutionnelle, il y a la mobilisation populaire. Elle a fonctionné en 1997-1998 contre le projet d’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI, qu’on retrouve intégralement dans la négociation actuelle). Elle s’impose aujourd’hui. Car, une fois connue l’ampleur de ce qui est en négociation, il deviendra quasiment impossible pour le gouvernement de justifier cet abandon de la souveraineté populaire aux firmes privées.

Entretien publié dans le numéro 417 de novembre 2013 de la revue Silence (http://www.revuesilence.net)

Source : http://www.jennar.fr/?p=3227