Par Philippe Grasset

Dans cette note, nous nous permettons de reprendre intégralement l’interview de Max Keyser par Russia Today sur le marché de libre-échange transatlantique USA-UE dont les négociations officielles viennent de s’ouvrir. (Les négociations “officieuses” sont en cours depuis juillet dernier.) Normalement, nous aurions classé cet emprunt dans notre rubrique Ouverture libre, mais nous l’assortissons de commentaires importants qui conduisent à son classement dans le Bloc-Notes.

Il s’agit de commentaires plutôt de type méthodologique, s’entend d’une méthodologie de la façon nécessaire de penser cet événement. L’intérêt de l’interview de Keyser tient d’abord à la personnalité de l’homme, induisant une certaine dialectique très spectaculaire, qui sort le commentaire sur cet accord en cours de négociation de la gangue habituelle du langage technique. Keyser emploie des termes polémiques comme “génocide” ou “holocauste” pour désigner cet accord, ce qui a effectivement l’avantage de donner une idée de la dimension et de l’orientation de l’acte en détruisant effectivement le rideau sémantique des “normes économiques” qui empêche d’en saisir la substance prédatrice. (Keyser est un ancien “boursier” professionnel et innovateur des technologies financières, devenu commentateur de télévision, à la fois spécialiste du domaine mais sur un ton et dans un esprit très polémiques et imagés, beaucoup plus politiques et de communication que spécialisés mais avec l’expérience du spécialiste, ou du connaisseur. La caractérisation professionnelle de Keyser est celle-ci : « Max Keiser, the host of RT’s ‘Keiser Report,’ is a former stockbroker, the inventor of the virtual specialist technology, virtual currencies, and prediction markets*. »

Voici donc l’interview de RT, le 12 novembre 2013.

Russia Today : « Un profit annuel de 119 milliards d’euros fait l’effet d’une aubaine à un moment où l’Europe traverse des problèmes économiques. Que reprochez-vous à cet accord ?

Max Keiser : « Les grandes entreprises commerciales et financières font preuve en l’espèce d’une arrogance incroyable. Elles ont inventé un nouveau concept — les « multinationales-état » ou les »investisseurs-état » — qui leur permet de supplanter la souveraineté et les cadres légaux des états pour améliorer leurs profits ou leur rentabilité. Prenez par exemple la multinationale Chevron responsable d’un désastre écologique en Equateur. Non seulement on ne pourra plus la poursuivre pour lui réclamer des dommages et intérêts mais Chevron pourra réclamer des dommages et intérêts au gouvernement équatorien parce qu’on l’a importunée suite à l’holocauste écologique qu’elle a perpétré en Equateur. C’est la loi de loin la plus favorable aux grands groupes, la plus dévastatrice, la plus éloignée des préoccupations humaines les plus élémentaires, que j’aie jamais vu de ma vie.

Russia Today : « Mais les multinationales européennes vont aussi faire d’énormes profits. Et les profits sont taxés, n’est-ce pas ? N’est-ce pas exactement ce que veulent les gouvernements ? Récolter plus d’impôts ?

Max Keiser : « Les grands groupes sont de moins en moins imposés. Ici en Grande Bretagne les grands groupes que nous connaissons sont très peu imposés, quand ils le sont. Une toute petite partie des profits des multinationales et des riches du monde entier est en réalité imposée. La plus grande partie de leurs profits est réalisée fictivement offshore et comptabilisée dans des comptes spécialement conçus dans ce but, et n’est absolument pas imposée.

»Je ne crois pas que les gens se rendent compte du degré de nocivité de tout cela. Cela légitime un système commercial basé sur le génocide. Cela revient à dire que ceux qui ont fabriqué le gaz Zyklon B pendant la seconde guerre mondiale pourraient poursuivre le million de victimes que le Zyklon B a exterminées parce qu’elles ont eu le toupet de mourir des effets du gaz fabriqué par la firme. Cela fait du génocide un modèle commercial légitime.

» Prenez Monsanto et ses semences génétiquement modifiées qui sèment la destruction dans le monde entier, non seulement la firme pourra continuer de dévaster la planète, mais elle pourra poursuivre un pays comme l’Inde parce que les fermiers indiens se suicident. Parce que leur suicide lui est préjudiciable. C’est la loi la plus destructrice, la plus favorable aux grandes firmes de toute l’histoire ! On en reste sans voix !

Russia Today : « Que répondez-vous à quelqu’un qui vous dit « mais cela augmentera mes chances sur le marché du travail en Europe. Pourquoi ne pas laisser cet accord se conclure ? Il s’agit de ma vie, ma vie est menacée, l’économie européenne est dévastée et j’ai besoin d’un travail pour améliorer ma situation ».

Max Keiser : « On ne peut pas accepter cet accord parce qu’il donne tout pouvoir aux entités qui ont détruit l’économie européenne, aux grandes banques qui ont ruiné l’économie européenne. Cela leur donne maintenant le pouvoir de poursuivre les états qu’elles viennent de ruiner pour obtenir d’eux des compensations. Elles peuvent ensuite obliger les gouvernements à se retourner contre leurs citoyens à qui elles viennent de voler leur argent pour les forcer à payer encore davantage. Voyez par exemple Goldman Sachs. Ils ont pillé la Grèce. Ils lui ont volé des milliards. Cette loi leur donne maintenant la possibilité de poursuivre la Grèce pour obtenir des compensations. Et donc le gouvernement n’a d’autre choix que de pressurer encore plus ses citoyens.

»Cela donne un pouvoir extrajudiciaire aux multinationales, aux « investisseurs-état »… qui dépasse l’imagination ; c’est pire que le cauchemar Orwellien. Celui qui a concocté cela — je sais qui c’est d’ailleurs, c’est Barack Obama, le génocidaire le plus dévoué aux multinationales, l’idiot le plus meurtrier, qui ait jamais occupé la Maison Blanche. Il a tout simplement donné les clés à ces multinationales, en disant « Poursuivez en justice tous ceux que vous tuez ». Résultat, le meurtre et le génocide sont devenus une manière légitime de faire du commerce.

Russia Today : « Sûrement que Bruxelles écoutera ce que vous avez à dire, ils partagent vos inquiétude. Et ils feront sûrement en sorte que ces lois protègent les consommateurs et aussi l’environnement contre l’ingérence des Etats-Unis.

Max Keiser : « Il a quelques pays qui s’y opposent mais malheureusement en ce moment on voit ce que ça donne en Europe avec la NSA qui espionne tous les pays — Qu’a fait Merkel ? Elle a dit je ne veux pas que la NSA m’espionne. Et maintenant elle ne bouge plus, elle ne fait pas un geste pour contrer cette nouvelle loi qui favorise de manière éhontée les grandes entreprises étasuniennes, elle se laisse dépouiller au coin du bois la petite frau. Elle semble aussi impuissante que Bambi. Alors qu’elle devrait défendre ses concitoyens. Elle fait preuve d’une grande duplicité quand elle dit : « Nous ne voulons pas de la NSA mais nous voulons cette nouvelle loi ». On voit bien qu’elle joue un double jeu et qu’elle mange dans la main des multinationales étasuniennes.

»Il y en a qui essaient de résister. Mais voyez vous, avec la NSA aux commandes, le dollar étasunien comme monnaie de réserve internationale et la Réserve Fédérale à la tête de l’économie mondiale, il y a très peu de recours. Sans compter les assassinats extrajudiciaires, et les lois d’exceptions. Les Etats-Unis sont devenus un état voyou. Les Etats-Unis sont devenus un état hors la loi. Les pays doivent se réveiller sinon leurs citoyens vont se retrouver dans un goulag-casino étasunien où ils seront enfermés dans des donjons et contraints à vendre des jeux virtuels sur Internet pour que leurs maîtres, Facebook et autres multinationales virtuelles, sociétés de jeux ou gérants de casino, puissent accumuler toujours plus de richesses virtuelles. Tout cela est absolument catastrophique ! »

On peut sans crainte accepter des expression telles que « an unbelievable act of corporate hubris** » ou des images telles que celle d’un “génocide” ou celle d’un “holocauste”. La situation économique et sociale générale, et celle qui se développerait avec cet accord, méritent dans leur logique de tels termes. (Il s’agit de la logique de l’essence de la dimension économique et bureaucratique de la modernité, quel que soit son faux-nez, de “libre-échange” à “hyperlibéralisme”, “néo-capitalisme”, etc. Nous avons plusieurs fois rappelé l’analyse que fait l’un des auteurs les plus sérieux sur la question de l’holocauste du régime nazi, le professeur Richard L. Rubenstein, dans La perfidie de l’histoire, publié au Cerf en 2005. Nous écrivions le 16 septembre 2007 : « Ces remarques nous sont inspirées par le livre ‘La perfidie de l’Histoire’, du professeur Richard L. Rubenstein… […] Rubenstein montre avec une grande précision les similitudes du mécanisme qui aboutit aux camps d’extermination nazis et du mécanisme capitalisto-bureaucratique du système de l’américanisme et de son extension globalisée : “Avec le temps, il devient évident que les atrocités perpétrées par les nazis dans leur société de domination totale, comme les mutilations et expériences médicales meurtrières sur des êtres humains, ainsi que l’utilisation des esclaves dans les camps de la mort, ne sont que la logique extrême des procédures et conduites prédominantes dans les entreprises modernes et le travail bureaucratique.” »)

Cela posé, il est intéressant de noter, dans le discours véhément de Keyser, la façon dont il utilise deux approches différentes : d’une part, celle d’une responsabilité collective de ce qu’on pourrait nommer un Global Corporate Power, qui comprendrait la responsabilité collective des entreprises “globalisées” (donc n’ayant plus d’identité nationale) poursuivant ce type de développement de destruction du monde, avec l’aide active et consciente au moins en ce qui concerne les modalités économiques et anti-principielles de l’accord, des directions politiques aussi bien US que de l’UE et des pays de l’UE ; d’autre part, celle d’une agression du monstre économique US, identifié du point de vue de la nationalité, contre une Europe soit naïve, soit inconsciente, soit asservie, soit corrompue dans le chef de certains manipulateurs et subvertie par la pénétration US, etc. Cette double approche est bonne pour la polémique, mais pour l’identification du phénomène c’est une autre affaire. La contradiction de cette approche est radicalement dommageable à cette identification, laquelle est fondamentalement nécessaire pour comprendre la situation et orienter l’action antiSystème.

… Car, évidemment, notre approche est celle du Système, comme on s’en doute. Il n’y a plus d’entités nationales principielles, c’est-à-dire capables, non seulement de s’imposer, mais de seulement songer à s’opposer à l’attaque du Corporate Power comme si elles étaient vertueusement conscientes du danger de destruction du monde. (Alors qu’elles pourraient le faire, – s’opposer, – sans le moindre doute, et avec efficacité sans le moindre doute également ; il s’agit bien d’une faiblesse corruptrice de la psychologie.) Dans cette bataille apocalyptique qui est celle du Système versus la réaction antiSystème, personne dans ces sphères, – aussi bien les directions politiques que le Global Corporate Power, – n’est conscient de l’enjeu réel ; personne ne se réfère plus à aucun principe, que ce soit la souveraineté ou la légitimité, d’ailleurs par ignorance totale de la chose, par faiblesse psychologique bien plus que par corruption intrinsèque et volontaire de la pensée ; personne ne conçoit l’événement comme un affrontement, mais comme la recherche d’un accord où chacun cherche ses intérêts purement économiques et financiers, c’est-à-dire dans ce cas et en se référant à l’analyse juste sur ce point de Keyser, selon une expression de type-oxymore, disons ses “intérêts génocidaires” puisque l’entreprise conduit au “génocide du monde” (ou à l’“holocauste du monde”). Ils sont donc tous complices par faiblesse de la psychologie plus que par dessein maléfique dans une entreprise dont l’impulsion vient du Système lui-même, une entreprise qui est une autre façon (que celle du régime nazi), sans doute plus extrême encore dans son efficacité et sa globalité, de conduire à l’opérationnalité de « la logique extrême des procédures et conduites prédominantes dans les entreprises modernes et le travail bureaucratique ».

Il importe de comprendre cela, c’est-à-dire de faire son choix : USA contre l’UE selon une concurrence classique, ou bien Système opérationnalisant la destruction du monde par coopération active USA-UE dans ce cas. Notre choix est fait, pour des milliards de raisons et d’événements, et selon l’idée symbolique que la destruction de Detroit vaut exactement la destruction de la Grèce, dans leur logique commune tendant vers l’anéantissement qui porterait à son terme le processus dd&e. Une fois cela compris, on comprend qu’il faut écarter les incertitudes de l’interrogation “mais si le Système est détruit, que mettra-t-on à sa place ?”, selon la “logique extrême” de notre image classique qui dit que lorsqu’un homme se noie parce qu’il est habillé d’une cuirasse comme un chevalier du Moyen-Âge et que ce poids l’entraîne vers le fond, on se bat pour le débarrasser de cette cuirasse et tenter de le sauver de la noyade plutôt que de se demander de quoi on va l’habiller si on parvient à le débarrasser de cette cuirasse et à le sauver de la noyade. (On comprend que la cuirasse et son poids, c’est le Système.) Bref, il s’agit de ne pas réfléchir sur le but organisé et opérationnel de l’action et d’agir, parce que la réflexion dans ce cas équivaut évidemment à la capitulation et à l’abdication. Par ailleurs, on sait qu’il y a assez de signes puissants d’autodestruction du Système, y compris les appels d’une partie du corps scientifique qui a contribué à la mise en place du Système à la destruction de ce Système par la révolte populaire (voir le 31 octobre 2013), pour admettre que l’acte de la résistance, c’est-à-dire la réaction antiSystème, est non seulement un acte fondamental nécessaire à la dignité du sapiens s’il veut “être” au sens spirituel, mais un acte qui n’est nullement étranger à une possible sinon probable efficacité catastrophique pour le Système. (Phrase fameuse pour nous du de Gaulle des Mémoires de guerre nous invitant à ne jamais perdre espoir, car “perdre espoir” est une chose absurde évidemment : « Tout peut, un jour arriver, même ceci qu’un acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique. ») Par conséquent, que vienne ce grand marché que, de toutes les façons, personne dans les élites-Système, caractérisées par une bassesse im-monde (“hors du monde” dans l’étymologie d’immundus), n’est dans un état psychologique poussant à vouloir l’empêcher, et que l’on soit prêt à exploiter toutes ses catastrophiques conséquence en les retournant contre lui (ce qui s’appelle “faire aïkido”, dans ce cas plus efficace que la réflexion sur une alternative au Système).

(“Faire aïkido” pour notre cas, voir aussi bien le 19 août 2013 que, antérieurement, le 2 juillet 2012 : « L’opérationnalité de la résistance antiSystème se concentre naturellement dans l’application du principe fameux, et lui-même naturel, de l’art martial japonais aïkido : “retourner la force de l’ennemi contre lui…”, – et même, plus encore pour notre cas, “aider la force de cet ennemi à se retourner naturellement contre lui-même”, parce qu’il est entendu, selon le principe d’autodestruction, qu’il s’agit d’un mouvement “naturel”. »)

Notes :
*Max Keiser, qui présente le « rapport de Keiser » sur Russia Today est un ancien « boursier » professionnel et innovateur des technologies financières virtuelles, des monnaies virtuelles et des marchés prédictifs.
**Faire preuve d’une incroyable arrogance

Traduction des parties en Anglais : Dominique Muselet