Par Estelle Leroy-Debiasi (*) pour El Correo

David Graeber déconstruit, dans son livre « Dette : 5 000 ans d’histoire », nombre d’idées reçues qui sont pourtant devenues le socle de la pensée économique, à tel point que même ceux qui cherchent des alternatives s’appuient en négatif sur ces fondements erronés, au lieu de partir de zéro.

Celui qui est l’un des initiateurs d’« Occupy Wall Street », le mouvement de contestation pacifique dénonçant les abus de la finance, docteur en Anthropologie, économiste et professeur à la London University, explique d’emblée dans cet essai dense et captivant, que les sociétés traditionnelles ont depuis le début été régies par des relations de crédit.

Il dénonce le mythe du troc –qui n’a pas précédé la monnaie–, pourtant mythe fondateur de notre système de relations économiques. Le système de crédit étant apparu dès les premières sociétés agraires avant même l’apparition de la monnaie. Ainsi les économies ont toujours été structurées par la dette, de même nos rapports sociaux.

La dette a marqué toutes nos civilisations jusque dans le vocabulaire. David Graeber va aux sources historiques et anthropologiques de la dette. Et aux fondamentaux moraux différenciant la dette des autres formes d’obligations que les humains ont entre eux.

Comment s’est organisé l’échange dans les différentes sociétés, l’anthropologue nous fournit de nombreux exemples dans l’espace et le temps. L’échange est un moyen de remettre la balance à l’équilibre d’annuler nos dettes ; l’échange suppose la possibilité d’égalité formelle pour annuler la dette mais vient s’y greffer des relations hiérarchiques selon les sociétés. Or, la hiérarchie opère selon un principe complètement opposé à la réciprocité. La notion de valeur est différente entre celui qui donne et celui qui reçoit, cela biaise la notion de réciprocité de l’échange.

Finalement, il apparaît donc bien difficile d’établir une définition unique de ce qu’est une dette. L’auteur opte pour « une relation entre deux personnes ne se considérant pas comme différentes, comme égales potentielles mais qui a un moment donné ne sont pas sur un pied d’égalité ». La dette existe car il y a moyen de rétablir l’équilibre. Mais peut-on tout réduire à la lumière de l’échange ? Non, admet-il car ce serait évacuer d’autres formes d’expériences économiques. Comment des obligations, des devoirs se transforment en dettes ?

Le livre nous plonge dans l’histoire de ces différentes civilisations, où les monnaies les plus archaïques pouvaient servir à mesurer l’honneur ou l’avilissement, par exemple en Mésopotamie ou au moyen âge en Irlande. Une anthropologie des monnaies sociales dans les économies humaines montre qu’il y a des formes différentes de la dette y compris violentes. Quelles sortes dettes, quelles sortes de crédits ou de débits ? Comment des obligations ou des devoirs se transforment en dette, et sous quelle forme de dettes (dette de chair, d’argent, d’honneur…)

On ne peut écarter les fondements moraux des relations économiques . Faire l’histoire de la dette, c’est forcement reconstruire la façon dont la langue du marché a envahi toutes les dimensions de la vie humaine les traditions religieuses. Ce sentiment d’être en dette s’est exprimé d’abord par la religion et de citer de nombreuses références, depuis les textes védiques notamment, fondements de la pensée hindouiste. Monnaie pour acheter des biens ou des marchandises mais aussi pour pacifier, apaiser.

Graeber aborde toutes ces facettes de la ou des dettes. Il en ressort que l’endettement est une construction sociale fondatrice de nos sociétés et donc du pouvoir. A différentes périodes de l’histoire, les hommes ont été « enchainés » aux systèmes de crédit. La dette inverse ou structure la responsabilité, fait parfois de la victime le coupable et vice et versa. En l’occurrence du débiteur, le coupable alors qu’il n’est souvent que victime d’un système de pouvoir. Et le meilleur moyen de justifier des relations sur la violence, et de les faire passer pour morales, est de les recadrer en termes de dettes : créant ainsi l’illusion que la victime commet un méfait.

Et Graber de conclure une longue première partie en constatant que nous ne savons pas comment penser la dette, étant souvent piégés entre deux options : – avoir une vision de la société comme par bâtie Adam Smith, à savoir des individus qui n’ont de relations importantes qu’avec leur possession, et troquent une chose contre une autre, donc la dette est évacuée. -Ou une autre vision où la dette est tout, la substance même de l’échange et de la relation humaine. L’ alternative n’est pas satisfaisante.

Il y a pourtant une autre façon de voir les choses à travers le concept « d’économies humaines ». Chaque humain noue des relations avec les autres et de façon unique ; la monnaie n’est pas un moyen d’acheter ou d’échanger des humains mais un moyen de dire combien c’est impossible… sauf que cela peut s’effondrer.

Dès lors qu’en est-il de la dette dans l’histoire récente quand on sait que la monnaie moderne repose sur la dette de l’Etat et que les Etats en profitent pour financer les guerres, un facteur trop souvent oublié. Ce phénomène qui existe depuis des siècles a été institutionnalisé avec la création des banques centrales et est devenu la base du capitalisme financier.

Dans son dernier chapitre Graeber revient à l’époque où tout a basculé avec l’annonce par Nixon de la fin de la convertibilité or-dollar en 1971 : une nouvelle phase de l’histoire se dessinait puisque le système de monnaie de crédit devenait déconnecté de l’étalon-or. Nixon a laissé flotter le dollar pendant la guerre du Vietnam ; la dette US demeure depuis les années 70, une dette de guerre, avec quelque 800 bases dans le monde. Cette politique génère du déficit vu la croissance du budget militaire.

L’avènement du dollar flottant est l’apothéose entre guerriers et financiers. Le pouvoir impérial des Etats-Unis repose sur une dette qui ne sera jamais remboursée et tout le monde le sait. En même temps, le FMI et d’autres institutions financières ou commerciales, fonctionnent sur le principe « on doit toujours payer ses dettes » –sauf si on est le trésor étasunien ! Le spectre d’un défaut de paiement d’un pays est supposé mettre en péril tout le système. L’Argentine a commis donc le péché suprême en 2002 en se déclarant en défaut de paiement et surtout en en sortant indemne !

Pour nous libérer des dérives du capitalisme et de la chape de plomb de la dette, il faut nous voir comme des acteurs de l’histoire ce que la militarisation de l’histoire tente d’évacuer, souligne Graeber. Puisque la dette est fondatrice de pouvoir, il faut inverser le cour des choses.

Seule et unique proposition mais de poids pour conclure et qui choquera certains mais pourrait s’imposer : faire un jubilé de la dette qui concernerait à la fois la dette internationale et la dette des consommateurs, ce qui allégerait une grande quantité de souffrances humaines.

Ainsi, renouer avec une relation à l’argent non sacrée : payer ses dettes n’est pas l’essence de la morale. Aussi pourquoi ne pas effacer l’ardoise– puisque certains aujourd’hui s’arrangent bien pour ne pas payer- . « Effacer les tablettes » , telle est la leçon mésopotamienne pour éviter l’explosion sociale : cette proposition unique de l’auteur est de taille, et fondamentale puisque elle seule pourrait inverser le cours des choses, et mettre un terme à ces faux semblants qui gouvernent les monde. Utopique ? C’est à démontrer.

(*) Estelle Leroy-Debiasi est journaliste professionnelle, Diplômée en Economie, ex rédactrice en chef du quotidien économique La Tribune.

Source : http://www.elcorreo.eu.org/David-Graeber-Dette-5-000-ans-d-histoire