1er épisode: « What a wonderful world » (chanson célèbre, 1967)

Par Dominique Béroule 

S’il fallait choisir une époque à vivre pleinement, utilement, mais sans doute pas sereinement, ce serait ce début de XXIème siècle ; et ajoutons : plutôt au sein d’une population dont les besoins fondamentaux sont satisfaits, puisque tel n’est pas le cas de tout le monde. Sur le plan politique, les siècles précédents ont montré la prévalence d’une forme de démocratie dans laquelle le principe d’Egalité serait central, comme en témoigne surtout le fronton de nos mairies (en France). L’accès aux connaissances, les moyens de transport et de communication à grande distance n’ont jamais été aussi aboutis. L’espérance de vie saine a augmenté pour les personnes ayant atteint leur maturité en seconde partie du siècle dernier, lorsque les pollutions industrielles n’encombraient pas trop notre environnement.

Tout va donc presque pour le mieux dans le moins mauvais des mondes existants.

Paradoxalement, l’avenir se révèle menaçant. L’avancée des connaissances scientifiques a en effet accompagné la mise au point d’engins de destruction de plus en plus efficaces. Si elles ne portent pas directement atteinte à l’Homme ou à l’environnement, d’autres techniques participent à une guerre commerciale qui façonne la société moderne. Cette société s’adapte en effet à ses principaux outils, plutôt que le contraire. La compétition internationale justifie une telle inversion des valeurs. Les outils agricoles motorisés exigent-ils de vastes étendues cultivables ? Soit. Supprimons les haies du paysage rural, remembrons à grande échelle. Profitons-en pour doper largement l’agriculture avec des engrais et des pesticides. L’outil automobile demande-t-il des voies rapides et des lieux de stationnement ? Soit. Couvrons des terres cultivables de goudron et de béton. Dopons les transports à grande distance. L’outil ‘téléphone mobile’ exige-t-il un réseau de relais de communication ? Soit. Arrosons le territoire de micro-ondes. Dopons les télécommunications. L’activité nucléaire civile requiert-elle d’importants circuits de refroidissement ? Soit. Implantons les centrales aux abords des fleuves, bien qu’ils accueillent déjà les plus fortes concentrations de citadins. En stimulant la consommation d’énergie, le nucléaire et les autres ressources fossiles participent également à un dopage généralisé* de la société. La dépendance énergétique qui en découle justifie même le recours à la force armée pour garder le contrôle des régions productrices de ressources fossiles, ou proches de celles-ci (exemple récent, début 2013 : le Mali, proche du Niger-producteur-d’Uranium).

Le dopage serait donc le symptôme d’une société compétitive du « toujours plus », plus vite, plus loin, plus fort… favorisée par une capacité jamais atteinte auparavant de concentration des capitaux, car c’est en définitive le dopage économique qui finance et permet tous ces excès, aux conséquences globalement nuisibles.

La vie sur terre est en danger. La planète se réchauffe, comme en témoigne son lot croissant de catastrophes dites naturelles qui doivent beaucoup à l’activité humaine du siècle dernier. Des maladies chroniques apparaissent. Ce sont les maladies orphelines nées de l’ère industrielle, à base de mutations génétiques d’origine environnementale, sous la forme de pollutions imperceptibles s’accumulant en un cocktail de pesticides, de métaux lourds et de radiations ionisantes. Du fait de la compétition instituée comme principe de relations sociales, les inégalités économiques s’accentuent, couvant des années jusqu’au déclenchement de conflits, également attisés par la raréfaction des ressources énergétiques, ou aussi vitales que l’eau potable.

Le tableau du dopage généralisé voit donc son vernis s’assombrir.

Pourtant, une lueur d’espoir éclaire ce début de XXIème siècle, avec l’avancée récente des sciences humaines, et plus précisément la révélation des mécanismes qui, inconsciemment, déterminent dans son cerveau la plupart des décisions prises par un individu. Il devient possible de donner une base physiologique à des notions aussi abstraites que la motivation, l’envie, ou bien encore l’attrait exercé par des gadgets industriels, ainsi que par ce qui permet de les acquérir. L’entrée en dépendance, l’appauvrissement des activités, peuvent être décrits en termes de circuits neuronaux et de substances chimiques impliqués dans la neuromodulation.

Malheureusement, la prise de conscience de ces phénomènes ne suffit pas pour que soient adoptés des comportements plus sobres, plus respectueux de soi, des autres et de l’environnement. Mais c’est un début incontournable. Une modification éventuelle des comportements de dépendance passe en effet par une meilleure compréhension de leurs ressorts intimes, ces ressorts qui maintiennent le verrou du dopage.

Dans les épisodes suivants, nous présenterons les circuits émotionnels qui sont à l’origine de notre sensibilité particulière à diverses formes de dopage. Guérir de l’emprise de ces dopants implique du « sevrage » et leur remplacement par des « substituts » à identifier dans plusieurs champs d’activité humaine. Nous nous approcherons également du portail qui peut s’ouvrir dans les décennies à venir, une fois sauté le verrou du dopage généralisé… vers une société non-compétitive, relocalisée, égalitaire : une vision utopique qui contredit les principaux réflexes culturels liés aujourd’hui à l’argent, au pouvoir, à la reconnaissance d’autrui. On essaiera de montrer que ce rêve de collectivité égalitaire et respectueuse de l’individu est réalisable, moyennant notamment que chacun renonce aux satisfactions immédiates offertes par la société actuelle. La construction collective de ce nouvel édifice social pourrait alors faire du XXIème siècle le cadre de vies bien pleines et on ne peut plus utiles pour les générations futures.

*Définition du dopage généralisé : Ensemble de procédés permettant d’augmenter certaines performances, mais produisant dépendances et dégradations à long terme.