Fait historique, pour la première fois dans l’histoire du Québec plus de 310,000 étudiants provenant d’une dizaine d’universités, d’une vingtaine de collèges et de plusieurs écoles secondaires sont en grève à travers la province. Jeudi le 22 mars, 100,000 étudiants accompagnés de parents, d’enseignants, de travailleurs et de citoyens sont descendus dans les rues du Centre-ville de Montréal pour dénoncer les hausses des frais de scolarité imposées par le gouvernement libéral.

Le 16 mars dernier, un forum social portant sur l’instruction publique et sur l’accessibilité aux études universitaires prenait place dans le cadre de l’organisation de la grève étudiante à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Le forum était organisé par des étudiants de différentes facultés: sciences juridiques, sciences de l’éducation et sciences politiques de l’UQAM. Ce forum social local a permis à plusieurs étudiants, professeurs et citoyens de réfléchir collectivement sur les questions reliées au droit à l’éducation, au financement des études supérieures, à la vision philosophique du savoir et de sa transmission. Premièrement, il est important de savoir que toutes les universités du Québec sont publiques. Les étudiants qui contestent massivement la hausse des frais de scolarité imposée par le gouvernement Charest souhaitent avant tout que les universités demeurent un «bien public». Le gouvernement veut imposer une hausse de $1,625 dollars canadiens à tous les étudiants qui fréquentent les universités et ce sur une période de 5 ans.

Le professeur-chercheur Michel Seymour du département de philosophie de l’Université de Montréal, participait à titre de conférencier au forum social. Dés le début de son exposé, Seymour cite le philosophe John Rawls1 et cible le véritable enjeu qui se joue actuellement au Québec, «l’égalité des chances suppose que l’on crée des conditions socialement favorables à l’accessibilité universelle et celle-ci doit être assurée notamment à l’égard de l’éducation et des soins de la santé. Il faut préciser que le système d’éducation, conjointement avec le système de santé, incarne le principe d’égalité des chances. Rawls n’affirme pas seulement que l’égalité des chances n’aura pas lieu sans des systèmes de santé et d’éducation universellement accessibles. Il affirme que les systèmes de santé et d’éducation universellement accessibles constituent justement ce que nous entendons par l’égalité des chances».

Selon Seymour, le débat sur la hausse des frais de scolarité au Québec remet en cause bien plus que les conditions garantissant l’accessibilité puisqu’il met en cause deux conceptions diamétralement opposées de l’université. Une première conception est de considérer celle-ci comme une institution ayant une vocation éducative, servant l’intérêt collectif et incarnant le principe de l’égalité des chances, entendu au sens de Rawls.

Une deuxième conception est essentiellement axée sur l’approche entrepreneuriale qui conçoit l’éducation comme un produit de «luxe» réservé à ceux qui sont engagés, en tant que consommateurs dans la poursuite de leurs intérêts de carrière personnelle. Dans cette conception, l’université est vue comme une entreprise visant à vendre un produit de consommation, un service à des clients, ceux-ci agissant exclusivement en fonction de leur bénéfice personnel.

Par ailleurs, on pourrait penser qu’en développant leurs talents, la très vaste majorité des étudiants veut aussi se montrer utile à la société qui les a vu naître. Seymour explique que ce n’est pas nécessairement le cas, puisque simultanément à la conception entrepreneuriale de l’université on observe une pression constante de toute part de la société vers «l’économie du savoir».

Selon Seymour, c’est un phénomène mondial et le Québec n’est pas le seul endroit à vivre des tensions au niveau de la direction, de l’orientation et de la création des savoirs. En Grande Bretagne, Stefan Collini vient de faire paraître « What are universities for ? » chez Penguin en 2012. Aux États-Unis, Martha Nussbaum a publié « Not for Profit, Why Democracy needs the humanities », chez Princeton en 2010, et Noam Chomsky a publié la même année ses » Réflexions sur l’Université. » En France, Olivier Beaud, Alain Caillé, Pierre Encrenaz et Marcel Gauchet ont fait paraître en 2010 Refonder l’université : p »ourquoi l’enseignement supérieur reste à reconstruire », et Louis Vogel a pour sa part publié « Universités : enquête sur le grand chambardement en 2011 ». Au Canada, Anton L. Allahar et James Eugène Côté ont fait paraître « The Ivory Tower Blues », traduit en français en 2010 sous le titre « La tour de papier. L’Université, mais à quel prix ? », ainsi que « Lowering Higher Education » aux presses de l’université de Toronto, en 2011. Au Québec, Éric Martin et Maxime Ouellet ont publié « Université Inc. : des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir » chez Lux Éditeur, en 2011. Noam Chomsky et Normand Baillargeon ont fait paraître l’ouvrage « Permanence et mutations de l’université » en 2010, puis Normand Baillargeon encore, en 2011, sous le titre « Je ne suis pas une PME. Plaidoyer pour une université publique ». 2

Seymour cite plusieurs faits qui démontrent que l’accessibilité aux universités du Québec est transformée par l’approche entrepreneuriale :

1.- Les universités sont de plus en plus souvent gérées par des personnes qui n’ont pas fait une carrière de chercheurs. Ainsi, par exemple, à l’Université de Montréal (l’U de M), sur les six membres du comité exécutif, cinq sont des gestionnaires de carrière qui n’ont pas eu une véritable carrière de chercheur. L’équipe de direction de l’U de M, elle-même, est majoritairement composée de personnes dont la carrière s’est principalement caractérisée par l’administration plutôt que la recherche.

2.- Les salaires des dirigeants universitaires québécois ressemblent de plus en plus aux salaires des dirigeants d’entreprise. On s’invente de toute pièce l’idée d’une prime de marché pour justifier des salaires mirobolants, alors qu’en réalité aucune compétition n’existe vraiment entre universités pour aller chercher les meilleurs administrateurs.

3.-Les professeurs-chercheurs (appuyés par des chargés de cours) constituent la véritable force créative de l’université, cela commanderait une gestion collégiale. L’administration universitaire doit gérer l’université (il ne s’agit pas de mettre de l’avant la cogestion), mais les administrateurs devraient être au service des professeurs chercheurs, des chargés de cours et des étudiants, et les orientations fondamentales de l’université devraient être décidées par ceux-ci et non par la direction. Et pourtant, on entend souvent dire de la part de certains recteurs que les membres du corps enseignant ne sont que des «employés».

4.- Les effectifs étudiants apparaissent de plus en plus comme une ‘clientèle’ à attirer. Les universités financées par des fonds publiques deviennent concurrentes. Selon le journal La presse (14 mars 2012), les universités publiques du Québec ont dépensé environ 80 millions de dollars en frais de publicité pour se mettre en valeur au cours des cinq dernières années.

5.- Le principe de la péréquation interfacultaire, qui permet de faire fonctionner des unités non rentables avec les revenus des unités plus rentables, est de plus en plus souvent remis en question. (disciplines moins payables selon la conception entrepreneuriale)

6.- Par exemple, sur quinze pavillons portant le nom d’une personne à l’Université de Montréal, sept ont reçu le nom d’un donateur issu du milieu des affaires plutôt que celui de scientifiques célèbres. Les doctorats honoris causa sont de plus en plus souvent décernés à ceux qui ont réussi dans une entreprise. Mais du même coup l’université a refusé la suggestion de la faculté de philosophie de décerner des doctorats honoris causa à une personne comme Luc Brisson, un chercheur québécois qui œuvre depuis trente ans au CNRS et qui est l’un des plus grands experts mondiaux de l’œuvre de Platon.

7.- La recherche libre constitue une part sans cesse décroissante au sein des organismes subventionnaires. Des chaires industrielles sont créées. Les chercheurs doivent rester discrets dans leurs critiques s’ils ne veulent pas faire l’objet d’une poursuite-bâillon. Les chercheurs et les centres de recherche sont naturellement enclins à s’autocensurer par rapport aux organismes qui les financent car, comme chacun le sait, «on ne mord pas la main qui nous nourrit».

8.- On note de plus en plus la présence des entreprises dans les conseils d’administration des universités.

Finalement selon Seymour, «la hausse vertigineuse des droits de scolarité préconisée par le gouvernement libéral actuel est étrangère à l’idée de l’université comprise comme un bien public contribuant à incarner le principe de l’égalité des chances, et elle est plutôt le résultat d’une conception entrepreneuriale». Les associations étudiantes, les parents et les citoyens luttent autant pour l’accessibilité à l’université que pour le maintien du principe de l’égalité des chances pour tous. Ce principe est central au maintien de l’exercice des libertés et des droits des citoyens et citoyennes du Québec. Chaque individu a droit à l’éducation et à contribuer à l’épanouissement de la société.
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1: John Rawls Théorie de la justice, 1987
2: Tiré du texte de Michel Seymour, Département de philosophie, Université de Montréal, Rawls, l’université et l’égalité des chances, 16 mars Université du Québec à Montréal