Des toiles, des bougies et une agitation palpable et déchirante ont commencé à  être observées dans l’après-midi du 13 mai sur la Plaza de la Dignidad -ancienne Plaza Baquedano mais populairement ainsi rebaptiséee après le soulèvement  social de 2019, et qui est située dans le centre de Santiago du Chili – lorsque des étudiants de diverses écoles universitaires de journalisme se sont rendus sur le lieu emblématique, peu de temps après  que la nouvelle de la mort d’une jeune et courageuse collègue ait été connue.

La chaîne de télévision communautaire Señal 3 de La Victoria, où Francisca Sandoval travaillait comme journaliste, a confirmé le décès ce jeudi ; après avoir reçu une balle dans le crâne alors qu’elle couvrait les manifestations dans le cadre d’une marche autorisée à l’occasion du 1er mai, journée Internationale des Travailleuses et Travailleurs, dans un quartier et une artère au centre de la capitale.

La vérité est que le pays tout entier a été profondément choqué après que la journaliste ait reçu une balle dans la tête alors qu’elle couvrait l’attaque contre les manifestants qui a eu lieu ce jour-là. Plusieurs reporters ont été blessés par balle et Francisca Sandoval a été transportée aux urgences de l’Hôpital de l’Assistence Publique, anciennement Poste Centrale, dans un état extrêmement grave, et décédera après 12 jours d’agonie.

La ministre de l’Intérieur, Izkia Siches, qui a souligné son soutien aux forces spéciales des carabiniers, a regretté ce qui s’est passé et a souligné que les faits montraient la nécessité d’un « plus d’ordre », mais ses tièdes déclarations ont été très mal accueillies par l’opinion publique ; une  question qui est devenue évidente dans les indicateurs des réseaux sociaux  parce qu’une promesse urgente de la campagne présidentielle non tenue par l’actuel gouvernement de Gabriel Boric répondait à une demande massive et centrale des citoyens depuis le soulèvement social de 2019 ;  depuis,  une réforme des carabiniers est attendue à juste titre après l’assassinat de la jeune mère et journaliste, devenue encore plus pertinente et contestée du fait de  l’insistance de l’exécutif à maintenir l’institution sans changements majeurs, et son directeur général en place,malgré la diffusion de vidéos de presse dans lesquelles on pouvait voir des voitures de police escorter les hommes armés qui ont tiré sur Francisca Sandoval et deux autres journalistes populaires.

L’assassinat de Francisca et les attaques répétées contre la presse, en particulier la presse libre et alternative qui couvre les manifestations et les actions des forces de police accusées par diverses organisations nationales et internationales de perpétrer des violations systématiques des droits humains, ont motivé l’Association des journalistes , ensemble avec la Commission chilienne des droits humains (CChDH), pour déposer une plainte pénale dirigée non seulement contre les responsables de la fusillade ce jour fatidique, mais aussi contre le directeur général des carabiniers, Ricardo Yáñez, afin que soit établie sa responsabilité dans les interventions déployées par ses subordonnés.

L’organisme a indiqué que « les carabiniers du Chili sont accusés de négligence grave et de manquement à leurs devoirs constitutionnels et légaux, pour ne pas être intervenus afin d’empêcher les graves attaques commises par certaines personnes contre les victimes lors des manifestations publiques du 25 mars et du 1er mai de cette année », ajoutant que « cette inaction a non seulement violemment empêché l’exercice du droit de manifester librement de manière pacifique et de rendre compte librement et honnêtement des événements, violant ainsi leurs propres protocoles d’action, et les réglementations nationales et internationales relatives à la liberté d’expression et aux droits garantis par la Constitution, mais plutôt que leur inaction était la cause directe d’atteinte à la vie et à l’intégrité physique et psychique des victimes et de leurs familles ».

Le CCDH a également souligné que la responsabilité maximale de ces événements incombe au directeur général de l’institution, qui aurait dû être au courant des actions de ses forces de contrôle de l’ordre public.

LE CHILI ET LA COUVERTURE MÉDIATIQUE DES MANIFESTATIONS : UNE ACTIVITÉ À HAUT RISQUE

Une étude approfondie menée par l’Observatoire du Droit à la Communication, sur les agresssions contre la presse depuis octobre 2019, conclut que la couverture médiatique des manifestations au Chili doit être considérée comme une activité à haut risque.

Malgré le grand nombre d’agressions contre la presse et d’atteintes à la liberté d’expression au Chili qu’elle enregistre, il est inquiétant que la même étude souligne qu’il s’agit d’une « sous-représentation du véritable état de crise sécuritaire de ceux qui exercent le journalisme au Chili ». », expliquant que « nombre de communicantes et communicants agressés ne signalent pas les situations de harcèlement ; selon les témoignages directs recueillis par l’Observatoire, cette situation est principalement due à deux raisons : parce que les violences policières contre les communicant(e)s indépendant(e)s, et alternatifs sont déjà quelque peu légitimées par les victimes, ainsi que par la méfiance générale des communicants indépendants envers des institutions telles que le pouvoir judiciaire, le ministère public, les forces de l’ordre et de Sécurité, et le gouvernement », précisant que « les victimes des attaques ont été principalement des journalistes freelance et de medias indépendants ».

Il est souligné que « le plus grand agresseur contre la presse, ce sont les policiers qui agissent pendant les manifestations, faisant preuve d’hostilité envers les reporters qui enregistrent leurs actions en audiovisuel ».

Et c’est précisément face au phénomène de blocage de l’information et de désinformation concernant la rébellion populaire au Chili, organisée par les médias de communication hégémoniques et le pouvoir, que ce sont les médias indépendants, les agences internationales et les journalistes alternatifs qui ont accompli le travail d’informer et d’enregistrer les violations systématiques des droits humains, les montages, les abus et les crimes commis par les carabiniers du Chili ; ce sont souvent les archives de ces médias et de ces courageux reporters qui se sont joints aux poursuites judiciaires contre la police chilienne corrompue.

A titre d’exemple, et selon les données compilées par cet Observatoire, les attaques contre la presse par des agents de l’Etat en 2019 ont atteint le chiffre de 171 victimes, 27 arrestations et 102 impacts de projectiles, 5 de gaz, 3 de canons à eau et 34 autres types de harcèlement, avec le chiffre regrettable de 2 cas de perte de la vue, dans le contexte de la pire crise des droits humains depuis la fin de la dictature de l’ancien général Augusto Pinochet.

Et depuis, comme le conclut le rapport, le phénomène n’a fait qu’empirer et s’acheminer vers une normalisation dangereuse, comme l’atteste le dernier rapport de 2022 sur la liberté de la presse de l’ONG Reporters sans frontières -où le Chili a chuté de 28 places dans le classement mondial – ainsi que dans toutes les études menées par les organisations internationales des droits humains et les plateformes et axes étrangers de soutien aux victimes de la répression au Chili, mobilisés depuis octobre 2019, afin de collaborer directement avec le peuple qui manifeste et qui a été attaqué violé et persécuté par l’État chilien.

Les journalistes de Pressenza, une agence de presse internationale libre et non violente, ont également été brutalement agressés dans leur pratique professionnelle dans les rues du Chili dans le cadre de la couverture informative du dit « réveil social » ou « soulèvement social »,  et le processus conséquent de changements dans le pays, qui est aujourd’hui à la veille  d’un plébiscite pour approuver une nouvelle Constitution politique de la République, élaborée sans précédent par des représentants populaires démocratiquement élus.

Arrestation de Claudia Aranda, journaliste de Pressenza, par des carabiniers à proximité de la Plaza Dignidad

JOURNALISTES ET VICTIMES : MOBILISÉS POUR DÉFENDRE LES DROITS HUMAINS

C’est pourquoi, en tant que Rédaction du Chili, nous avons décidé de nous entretenir avec le conseiller régional de l’Association chilienne des journalistes coordinateur national de l’équipe des observateurs et observatrices pour le droit à la communication, et membre de la Commission des droits humains de l’Association chilienne des journalistes, le journaliste Vítor Pino, ainsi que Geraldo Vivanco ; tous deux ont une longue carrière dans une radio communautaire emblématique de Montréal, composée de migrants et d’exilés de divers pays et membre de groupes de soutien au Chili, ainsi que l’axe Chili Awakened International, formé depuis 2019 par des hommes et des femmes chiliens à l’étranger.

Aussi avec Claudia Aranda Arellano, journaliste et correspondante de Pressenza Chili, qui a dû se réfugier à l’extérieur du pays après avoir été brutalement agressée par des carabiniers, persécutée, torturée et enfin menacée de mort pour la faire partir de la rue et éteindre sa caméra , car ses dossiers montraient souvent des crimes et des abus dus à des policiers, et plusieurs de ces dossiers ont été mis à la disposition d’organisations de défense des droits humains pour soutenir les poursuites judiciaires contre les carabiniers.

Nous devons mentionner que Claudia est également un témoin central du meurtre de Mauricio Fredes, qui est mort par immersion après être tombé dans un trou profond dans un coin près de la Plaza de la Dignidad, suite au fait que les carabiniers dans la voiture équipée d’un canon à eau ont tiré un jet puissant directement sur son corps – en dehors de tout protocole – et l’ont poussé dans le trou en question, puis ont déchargé toute l’eau jusqu’à le tuer.

Dans l’interview, dont la vidéo est jointe à cette note, Víctor Pino précise : « la vérité est que l’Équipe nationale de surveillantes et de surveillants pour le droit à la communication a été créée à la suite du soulèvement social ; elle a été créée à cause de la répression des forces de l’ordre envers la presse », soulignant que le critère face à ce phénomène n’est pas de faire une distinction entre journalistes professionnels et journalistes spécialisés, ajoutant « tous les types de presse, car nous avons eu des collègues rendus aveugles qui travaillent dans des médias indépendants, des photographes, eh bien, rappelons-nous que Gustavo Gatica prenait des photos quand ses deux yeux ont été arrachés, et souvenons-nous de Daniel Labbé, qui a été détenu sur la Plaza de la Dignidad pour que plus tard un juge ordonne une mesure  restrictive d’accès local, lui interdisant de retourner à cet endroit, une place publique », puis,  face à ces autres attaques l’Association chilienne des journalistes a pris la décision de constituer une équipe d’observateurs ».

En réponse à la question, il a précisé que non seulement des journalistes de la presse libre ont été attaqués, mais aussi de la presse traditionnelle, soulignant qu’il suffit de demander au « président du syndicat des travailleurs de Chilevisión TV, qui a été arrêté lors d’une manifestation parce qu’ils l’ont poussé, que sa caméra a touché un policier, et que le policier l’a tout simplement arrêté ; nous avons dû dialoguer avec la CODEPU –Corporation pour la promotion et la défense des droits des peuples, qui est une ONG reconnue et emblématique d’avocats experts en Droits Humains avec qui nous avons une alliance –  pour pouvoir le libérer, car il est très difficile d’obtenir la liberté des journalistes détenus du fait que le silence et le contrôle de la liberté de la presse y sont exercés ; les carabiniers, lorsqu’ils arrêtent les journalistes, réussissent à les éloigner de la rue jusqu’à 2 ou 3 heures du matin, lorsque la manifestation est terminée, lorsque la répression contre la population est terminée, donc nous n’avions pas de matériel ».

Ce fut une répression indistincte et aveugle entre journalistes de différents médias malgré le fait que la perception des citoyens au Chili est que fondamentalement la presse libre, la presse alternative, est plus attaquée que les grands médias ou les journalistes qui travaillent pour les grands groupements médiatiques. Récemment le meurtre de la journaliste Francisca Sandoval de Canal 3 de La Victoria corrobore cette perception existante.

« Nous devons être honnêtes, les médias traditionnels n’ont pas envoyé de journalistes qualifiés sur les lieux du conflit », admet-il, car « ils se sont immédiatement rendu compte de la répression que les carabiniers exerçaient, avec des bombes,  de l’eau, des fusils à plomb donc ils ont immédiatement adopté une attitude de préservation de leurs employés, ce qui est également compréhensible pour des médias qui veulent seulement informer à travers des communiqués (de presse) », mais en revanche, « les médias indépendants, les médias sociaux, ont emmené leurs collaborateurs (dans les rues) ».

Reste à savoir si les grands médias ne sont pas vraiment intéressés par le fait de  couvrir les manifestations, notamment après Sebastián Piñera, quelques jours après le soulèvement social d’octobre 2019 et en plein état d’exception constitutionnelle, qui a permis de retirer les militaires des rues du Chili, et lorsque les morts et les blessés ont commencé à être comptés avec certitude, ils ont été convoqués à La Moneda, le palais du gouvernement, pour une réunion exécutive après quoi lesdits médias ont cessé de faire des reportages complets.

Face à ce dilemme, le journaliste Victor Pino préfère ne pas se prononcer, mais il convient que par la suite, l’information en provenance de la rue et la présence des médias traditionnels et formels qui s’y trouvaient, s’est essentiellement réduite aux agences de presse internationales. « J’ai moi-même été touché à la jambe par des carabiniers en 2019, alors que j’étais au Chili, pour une agence internationale, qui est l’agence Carta Mayor du Brésil » dit-il.

Il déclare, à titre d’exemple, qu’étant présent en tant que journaliste et dirigeant de l’Association des journalistes du Chili, dûment identifié, avec des vêtements et des références démontrant sa qualité de professionnel de la presse, lors d’une manifestation « J’ai été contrôlé huit fois Plaza de la Dignidad, et, pour sa part, le collègue de Reuters qui travaillait en tant que photographe, a été contrôlé à douze reprises. C’est ça la pression sur les médias. Et dans le cas présent, nous parlons d’un leader et d’une agence de presse internationale de renommée mondiale ».

Pressenza, en tant que média allié à l’Association des Correspondants Etrangers crée des mécanismes de protection réciproque, explique sa directrice, Pía Figueroa, ajoutant « nous avons découvert Francisca Sandoval à la minute où elle a été abattue, cela à travers Paola Dragnic de Telesur, c’est-à-dire que ce sont les médias étrangers, les agences et aussi les médias alternatifs, les seuls finalement à être dans les rues ».

 

CRISE DE LA LIBERTE D’EXPRESSION, D’INFORMATION ET DE LA PRESSE : RISQUER SA VIE POUR BRISER UN BLACK OUT MEDIATIQUE.

Claudia Aranda est d’accord avec ce critère et souligne qu' »il y a eu un avant et un après au moment où Piñera a convoqué une réunion au palais de La Moneda pour les grands groupes médiatiques de l’establishment « .Là, du jour au lendemain au Chili, les informations sur ce qui se passait dans les rues ont cessé, dans une situation où nous étions confrontés à la plus grande crise des droits Humains depuis la fin de la dictature militaire ; c’était un sujet d’intérêt pour n’importe qui c’est pour ça que les médias de presse étrangère nous étions là, mais les médias nationaux ont disparu, qui, pour la plupart, répondent à un duopole, on le sait tous, c’est un fait, puisqu’au-delà du fait que des collègues voulaient faire un rapport, les médias hégémoniques eux mêmes, en tant qu’entreprises, en tant que corporations ont suivi le discours et l’ordre du palais de La Moneda. C’était évident, car un jour nous étions tous là et le lendemain uniquement les habituels c’est-à-dire les agences internationales de presse, et la presse libre.

Il souligne  » il a commencé à y avoir beaucoup de presse libre, et je ne parle pas de médias libres comme Señal 3 de La Victoria, qui a un grand parcours, mais d’autres qui sont nés de groupes organisés pour faire des enregistrements afin de défendre les manifestants contre les fausses accusations ou les montages et les violations des droits humains, et qui ont fonctionné dans cette logique ; ils ont créé des médias sur le soulèvement social parce qu’il fallait informer, parce qu’il fallait  briser un black out informatif  et  remplir une fonction sociale qui s’inscrivait dans ce contexte « , convenant que cela a exigé un énorme courage.

« Je ne sais pas combien de fois ils m’auront fait passer par les fameux contrôles d’identité des carabiniers, mais c’était pour que je ne témoigne pas et non pas pour savoir qui j’étais, mais pour que je ne filme rien, parce que c’est quand la caméra était allumée qu’ils ont commencé à le faire, même pas pour demander le badge que je portais toujours accroché à la poitrine, mais ils demandaient la carte d’identité, pour vous obliger à garder les mains occupées, pour vous faire abandonner ce que vous faisiez », explique-t-il, ajoutant que « si c’était la nuit, les policiers avaient des sources lumineuses énormes, de sorte que si vous allumiez une caméra d’informations, ils allumaient la lumière pour vous éblouir afin que vous ne puissiez pas enregistrer, alors que cachaient-ils ? » mentionne-t-il plus comme une réponse que comme une question.

Mais le besoin et le désir de savoir ce qui se passait et se passe au Chili n’a pas seulement été un besoin d’information dans le pays, mais aussi, logiquement, pour les Chiliens et les Chiliennes à l’étranger. Geraldo Vivanco, tout en précisant être « l’un des milliers  qui ont quitté le pays, et maintenant je suis à Montréal depuis 34 ans et je passerai la moitié de ma vie à l’étranger », dit que « les gens d’ici ont 70 ou 80 ans et n’ont jamais pensé ou rêvé que cela (le soulèvement  social) pourrait se produire, généré en grande partie par les jeunes, par les étudiants, puis se développant à tous les niveaux ;  tout ce que nous savions au début, c’était par le biais des membres de la famille, des réseaux sociaux et des médias sociaux (alternatifs), qui nous ont évité de devoir nous informer, contrairement à ce qui nous est arrivé pendant la dictature, car nous ne savions même pas ce qui se passait à deux rues de chez nous ».

SOLIDARITE INTERNATIONALE

Geraldo raconte que depuis Montréal, au Canada, « le lendemain du soulèvement, les médias sociaux ont commencé à agir à la recherche d’informations », dit-il, et souligne qu' »il n’y avait pas d’informations, ou plutôt, les informations étaient transmises de manière superficielle ». Il déclare que « partir à la recherche de la vérité ou essayer de compléter ce qui se passait au Chili, comprendre ce qui se passait au Chili, qui pour nous était un cri de joie, une rébellion de cette manière (l’explosion sociale), est devenu complexe », soulignant que la réponse de soutien de l’étranger a été quelque chose « d’instantané, c’était comme aller prendre le consulat deux jours plus tard, il y a eu des manifestations, les musiques folkloriques ont commencé ».

Les groupes et les organisations de Chiliens à l’étranger, et particulièrement au Canada, ont réussi à protéger « non seulement des journalistes, mais des militants de certaines organisations environnementales, par exemple. J’ai appris que ces derniers temps plus d’une cinquantaine de personnes sont arrivées », soit à la recherche d’un temps et d’un espace de protection, soit en demandant l’asile « uniquement à Montréal ».

Face à ce chiffre consternant, Víctor Pino souligne qu’il ne dispose pas de statistiques consolidées et actualisées sur ces cas de protection internationale. Il précise « non pas parce que mon travail de terrain pour protéger les médias indépendants m’oblige à être dans la rue, mais il m’oblige aussi à ne pas questionner », dans la logique de la sécurité des personnes qui ont dû quitter le Chili pour protéger leur sécurité et leur intégrité personnelle, ajoutant « quand je ne demande pas, cela signifie que je ne peux pas répondre, et à aucun moment je ne mens ».

Il ajoute « j’apprécie tout le travail que font Geraldo, ou Claudia dans les rues du Chili, avec qui nous nous soutenons et nous aidons beaucoup en termes de contacts avec les avocats, car nous étions prêts à continuer à travailler aussi longtemps que Claudia le pourrait, mais la vérité est que j’ai dû continuer dans la rue et je ne demande pas ce genre de choses ».

LA FAIBLESSE DE L’ÉTAT DE DROIT FAVORISE LES CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ

Claudia explique que parfois, pour les procédures d’asile, « il est difficile de dire où vous en êtes, car il y a beaucoup de peur, et qu’ils vont gâcher votre procédure d’asile d’une manière ou d’une autre. Je me sens très protégée ici, grâce à Geraldo Vivanco et à toute son équipe de collègues de différentes nationalités et pays, qui travaillent dans différents domaines pour soutenir la cause au Chili, la protection des droits humains, aider à briser le blocus de l’information et rapporter ce se passe vraiment au Chili.

Mais je me sens très en sécurité ici car j’ai aussi un dossier très solide qui me soutient, mon dossier est public et très solide -mais ce n’est pas le cas de nombreux autres si on n’est pas un journaliste professionnel, soutenu par l’Association des journalistes du Chili, ou par l’Association des correspondants étrangers, par le CODEPU lui-même, etc-,  et avec un enregistrement légal de mon processus de harcèlement et de persécution par la police, disons que d’une certaine manière, cela me protège; mais par exemple les leaders des milieux environnementaux de Puchuncaví- Quinteros, et il y en a un là aussi, le camarade a qui pratiquement ils ont arraché ce qu’il portait parce que des inconnus ont attaqué sa maison avec des armes; alors jusqu’où peuvent aller ces gens, c’est la question; et nous avons en mémoire  la dictature, ou des informations de la dictature, disant que lorsque quelqu’un veut sauver sa peau (les criminels d’état), ils peuvent aller très loin, comment savoir ».

Le dirigeant syndical Víctor Pino souligne que « depuis l’explosion sociale, depuis l’avancée de l’ACES (organisation des élèves du secondaire) contre l’augmentation du prix du métro, la répression contre les médias, les journalistes et les communicants a été constante, systématique, et se poursuit, réitérée, jusqu’à aujourd’hui ».

« Le 29 octobre 2019, j’ai reçu une balle dans la jambe. Je ne savais pas que  c’étaient des plombs jusqu’à ce que je regarde sur le côté et là il y avait un jeune mais avec du plomb dans la poitrine », et même ainsi, les carabiniers ont continué la répression et les arrestations ont continué. Rappelons-nous qu’il y a moins d’un an, lors du retrait de la statue du général Baquedano de la Plaza de la Dignidad, ils ont arrêté Paulina Acevedo, ils ont arrêté une journaliste accréditée, et membre en activité. Ils ont arrêté Daniel Labbé, et je peux vous dire qu’il y a quinze jours, j’étais dans les rues de Santiago quand, parlant aux officiers, parlant aux carabiniers comme un chef, avec une salopette bleue qui couvrait complètement ma poitrine et mon épée et qui mentionnait Collège des journalistes, et aussi avec mes lettres de créance accrochées autour du cou, avec tout ça, j’ai vu deux camions (blindés) qui jetaient de l’eau, encerclant les photographes, les reporters, et ça s’est passé il y a seulement 15 jours, dit ce dirigeant et journaliste.

Face à cela, Victor dit avoir affronté les carabiniers (voir vidéo), et exigé qu’ils suivent le protocole qui les régit vis-à-vis de la presse. « Les carabiniers ont, à travers leur loi organique, un protocole de relations avec les médias (presse), qu’ils n’ont pas respecté depuis le premier jour de l’épidémie sociale, et je peux vous le dire exactement, parce que lorsque je sors dans la rue pour défendre les médias, je dois demander ensuite à mon partenaire de me mettre une pommade anti-inflammatoire apaisante sur le dos à cause des nombreux coups que je prends quand ils me poussent ; ils (les carabiniers) vous frappent pour vous mettre devant » dit-il.

Il est donc légitime de se demander comment il est possible que dans ce nouveau gouvernement chilien, ces violations des droits humains, ces agressions contre la presse et cette répression policière n’aient pas pris fin, que les choses n’aient pas changé, que ceux qui écrasent le mouvement social avec des uniformes et des armes n’aient pas été arrêtés .

POUVOIR, DÉSINFORMATION, CONTRÔLE SOCIAL ET IMPUNITÉ

Víctor répond que « le nouveau président et son nouveau gouvernement n’ont pas changé les pouvoirs de facto dans le pays. Soyons honnêtes, les sociétés forestières, les sociétés minières, les grands conglomérats commerciaux et leurs médias continuent d’avoir le même pouvoir depuis le 10 mars (changement de mandat présidentiel) ; rien n’a changé, et la répression a été si forte qu’ils ont réussi à faire taire la voix des médias traditionnels », lesquels dans un premier temps ont même mis en doute le rôle de Francisca Sandoval puisqu’elle n’avait pas le titre, mais Víctor Pino précise que « cela n’avait pas d’importance, car la loi sur les médias dit qu’elle pouvait exercer en tant que journaliste ».

Il ajoute qu’« ils ont également réussi à blâmer la criminalité au Chili causée par des étrangers, des narcos trafiquants ,de l’importation de la violence et non de la présence anodine des carabiniers, qui n’ont pas agi pour interdire les médias couvrant une marche autorisée par le gouvernement. »

« La marche du 1er mai a été autorisée par le gouvernement, par les autorités. Les carabiniers étaient dans le maintien de la marche parce que c’était leur travail, et ils n’ont pris aucune mesure de protection », parce que même ce jour-là a non seulement entraîné la mort de Francisca Sandoval, mais d’autres journalistes ont été attaqués et abattus, « comme Aby, qui a reçu une balle dans l’épaule en même temps qu’elle était attaquée par un jet d’eau provenant d’un camion des carabiniers », souligne-t-elle.

Alors que se passe-t-il ? Agissent-ils de leur propre chef ou répondent-ils aux ordres du gouvernement ? Ces niveaux de répression et les violations systématiques des droits humains sont-ils une politique d’État contre un peuple qui proteste ? N’y a-t-il pas au Chili un pouvoir capable de contrôler ce que font les carabiniers et leurs forces spéciales, qui ne respectent jamais les protocoles ? C’est une question fondée.

Pour Víctor Pino, qui a récemment mené un examen exhaustif de la question avec Mariela Santana, avocate en chef du CODEPU et experte en Droits Humains, l’analyse révèle, sans autres préambules, qu' »au Chili, il n’y a aucun intérêt à suivre une ligne ou un traité international de protection des médias », soulignant que « lorsque l’INDH décide de ne pas poursuivre l’État pour crimes contre l’humanité, cela montre qu’au Chili il n’y a aucun intérêt à respecter les traités internationaux. C’est donc évident, et le problème avec ça c’est que ça devient banal. Nous nous y habituons Le peuple Mapuche le vit depuis si longtemps maintenant. Les traités ne sont pas respectés pour eux, comme l’OIT 189 ».

À cet égard, il conclut « nous parlons du nombre de traités que le Chili ne respecte pas et que nous devons assumer comme si c’était une normalité ».

Mais face à cette sorte de « coutume » ou de normalisation des abus, comment faire respecter la loi ? Pour Geraldo Vivanco, il est essentiel d’observer                           «l’engagement nul de l’État chilien avec les pactes internationaux, civils et politiques, ça c’est clair. Même nous, ici au Canada, avons discuté avec des membres d’Avocats sans frontières de la stratégie consistant à faire descendre les militaires dans la rue en pleine pandémie, car il ne s’agissait pas de protéger les gens contre le virus, mais d’occuper la situation pour faire taire le mouvement social. ».

En guise de contexte, Geraldo explique qu’il se trouve « dans la province de Québec, une province très solidaire, qui en 1973 et 1974 s’est battue avec acharnement pour la reconnaissance du statut de réfugiés politiques pour les premiers Chiliens arrivés après le coup d’État » ; par conséquent, face aux récents événements au Chili, « toute activité que nous avons voulu faire et, surtout, les déclarations que nous avons effectivement faites sur le Chili, et que nous avons envoyées, ont eu le soutien de plus de cinquante organisations québécoises, dont les plus fortes- les syndicats- dont, dans seulement deux d’entre elles, comptent plus d’un million de personnes ;  il est clair qu’une conclusion a été de remettre en cause l’état de droit au Chili, car tout le monde ici comprend que le minimum est le droit à la vie,une question sensible car il y a ici une large connaissance de l’histoire récente du Chili, de ce qu’a été le coup d’État et de ses conséquences » ajoutant que de l’étranger, et en particulier du Canada, « deux commissions d’observateurs des droits humains se sont déplacées, de  novembre 2019 à janvier 2020 », pour vérifier les violations systématiques des droits de l’homme au Chili et les crimes contre l’humanité perpétrés par l’État.»

Il précise que « les députés canadiens ont déjà présenté à cinq reprises  des motions en raison de la situation de la crise des droits humains au Chili » à la suite du soulèvement social, mais aussi « y compris le fait qu’au milieu de la pandémie, Piñera a commencé à libérer des militaires qui purgeaient des peines pour des crimes contre l’humanité perpétrés pendant la dictature », profitant de l’état d’exception constitutionnel que l’ancien président a déclaré sous prétexte de pandémie et des restrictions de circulation pour la population civile. En bref, explique-t-il, il existe également au Canada une connaissance claire de l’impunité dont jouissent les auteurs de violations des droits humains au Chili.

Il ajoute que « la semaine prochaine, il y aura un congrès des syndicats où, entre autres, ils aborderont la situation des droits humains au Chili ».

Sans aucun doute, la situation de la liberté d’expression, du droit à l’information, de l’exercice du travail d’information et de journalisme dans les rues du Chili fait face à une crise sans précédent dans le cadre d’une démocratie, et a produit des conséquences irrémédiables pour ceux qui ont assumé la responsabilité de dévoiler la vérité et de défendre ces droits humains. Persécutés, blessés, pressés, torturés, emprisonnés, tués. Il y a eu toutes sortes de reporters sociaux victimes de la répression policière.

LE CRIME D’UNE CAMÉRA ALLUMÉE POUR REGARDER LA VÉRITÉ EN FACE

Claudia Aranda exprime « je veux dire, plus que tout, je suis reconnaissante d’être en vie. Il est difficile d’intégrer le niveau de risque que j’ai atteint. J’étais vraiment menacée de mort, littéralement persécutée. J’ai d’abord dû commencer au Chili et pendant des mois j’ai été enfermée dans un grenier, puis Geraldo Vivanco et son équipe de soutien m’ont aidée à sortir du Chili ».

Cependant, elle met l’accent sur la réponse à ce qu’a été son crime et conclut « mon crime a été la vérité, ça a été une caméra allumée, c’était d’être là où il fallait être, c’était regarder la vérité en face et l’exposer. C’était ça le crime. Et c’est la réflexion à laquelle je veux vous amener dans cette interview en guise de conclusion », soulignant que « c’est précisément la vérité qui est persécutée dans le monde, pas seulement au Chili, qui est sans aucun doute devenu un lieu emblématique pour beaucoup de choses, y compris celle-ci, aujourd’hui, mais c’est un problème mondial, depuis ce qui se passe avec Julian Assange jusqu’en bas, parce qu’il s’agit d’ une crise internationale et l’agression est contre la vérité ; les journalistes et les reporters qui, dans un coin du monde, dans un coin de l’histoire, ont pris sur eux de rapporter, nous sommes attaqués et persécutés pour cela, au point de risquer notre vie, notre intégrité ou d’être assassinés ».

Les journalistes présents lors de cet entretien rejoignons Claudia lorsqu’elle évoque que lorsque Francisca Sandoval a été assassinée à Santiago il y a trois semaines, « ça aurait parfaitement pu être moi », et raconte que dès qu’on a su que des journalistes avaient été abattus, « beaucoup de  gens qui ne savent pas ce que je suis hors du pays, m’ont écrit immédiatement pour me demander si j’allais bien », puis -dit  elle-, c’est là que vous comprenez à nouveau « que si je restais au Chili, je pourrais effectivement être morte et la vérité est que je sais que je serais déjà morte et assimiler cela me choque prodigieusement. »

Face à cela, Víctor Pino souligne que quatre correspondants de médias ont été abattus le1er mai derniers, quatre travailleurs de la communication – entraînant la mort de la journaliste Francisca Sandoval -, et souligne « soyons honnêtes, c’était avec la complaisance et la complicité des carabiniers » puisque les images claires abondent de cette force de police militarisée interagissant calmement avec les meurtriers et les agresseurs des manifestants.

Il insiste sur le fait qu' »il est incompréhensible qu’il y ait des carabiniers, des gens armés, avec des véhicules protégeant une marche, et que des journalistes qui sont allés couvrir l’évènement soient abattus, car c’est la police qui est légalement armée ».

Il explique aussi qu’à cela s’ajoute le phénomène de la désinformation, « parce que maintenant au Chili il y a une campagne de terreur contre les étrangers, parce que la première nouvelle qui est sortie le 1er mai était « nous avons arrêté deux étrangers qui étaient impliqués » mais ils se trouvaient à deux pâtés de maison ! Et ils n’avaient rien à voir avec l’histoire de la fusillade de Francisca Sandoval, honnêtement » ; il conclut que cette campagne de terreur « n’aura pour seul résultat que de diviser davantage un pays qui veut voter pour l’approbation » lors du plébiscite de sortie de la nouvelle Constitution de la République, qui est rejetée par la droite néolibérale, les forces du pouvoir économique, et  la police en uniforme, parce qu’elle changera enfin les règles du jeu, permettant au Chili.

Vidéo :https://youtu.be/SxgxKfgDZRk

Traduit de l’espagnol par Ginette Baudelet