Entretien réalisé par Agustín Fernández Gabard et Raúl Zibechi pour le quotidien La Jornada (Mexique) – 07/02/2016. Dans un long entretien, Noam Chomsky aborde les principales tendances du scénario politique international actuel, l’escalade militariste de son propre pays et les risques croissants de guerre nucléaire. Il avance aussi quelques réflexions sur les espoirs de paix en Colombie.

Noam Chomsky est l’un des plus grands intellectuels vivants selon le New-York Times ; philosophe et professeur au MIT, il est une référence mondiale dans le domaine de la linguistique et un connaisseur très critique de la politique étrangère de son propre pays, les Etats-Unis.

“Les Etats-Unis ont toujours été une société colonisatrice, qui a commencé à éliminer ses populations indigènes avant même de se constituer en tant qu’Etat ce qui a provoqué la destruction de beaucoup de peuples autochtones », synthétise le linguiste et activiste étasunien Noam Chomsky lorsqu’il lui est demandé de décrire la situation politique mondiale. Virulent critique de la politique étrangère de son pays, il soutient que celle-ci s’est tournée vers le monde à partir de 1898 avec le contrôle de Cuba, pays qui s’est littéralement transformé « en colonie ». S’ensuivit l’invasion des Philippines avec « l’assassinat de quelques centaines de milliers de personnes ».

Chomsky continue à parler en tissant le récit d’une sorte de contre-histoire de l’empire étasunien : « Les Etats-Unis ont ensuite volé Hawaï à sa population indigène, 50 ans avant de l’incorporer comme un état de plus ». Juste après la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis deviennent une puissance internationale. « Dotée d’un pouvoir sans précédents dans l’histoire, avec un système de sécurité incomparable, ils contrôlent l’hémisphère occidental et les deux principaux océans, et naturellement ils planifient l’organisation du monde à leur convenance ».

Chomsky reconnait que le pouvoir de la super-puissance a diminué par rapport à ce qu’il était en 1950, époque de splendeur durant laquelle les Etats-Unis accumulaient 50% du PIB mondial (25% aujourd’hui). Même ainsi, il lui paraît nécessaire de rappeler que les Etats-Unis restent encore le pays le plus riche et puissant du monde, dont le niveau de développement militaire n’a pas d’égal.

Un système de parti unique

Chomsky compare les élections dans son pays à un client qui devrait choisir entre différentes marques de dentifrice au supermarché. « Il n’y a qu’un seul parti politique aux Etats-Unis, le parti des entreprises et du business, avec deux factions, démocrates et républicains », proclame-t-il, même s’il considère que la période néolibérale a provoqué une mutation dans les traditions de ces deux camps. « Il y a les républicains modernes qui se font appeler démocrates, pendant que l’ancienne organisation républicaine est sorti du spectre politique, parce que ces deux groupes se sont déplacés vers la droite durant la période néolibérale, comme ce fut le cas en Europe ». Le résultat est le suivant : les nouveaux démocrates d’Hillary Clinton ont adopté le programme des vieux républicains, et ceux-ci ont été à leur tour complètement déplacés par les néoconservateurs. « Si vous regardez les spectacles télévisés dans lesquels ils « débattent », vous pouvez vous rendre compte qu’ils ne font en fait que se crier dessus et les seuls politiques qu’ils présentent font froid dans le dos ».

Par exemple, Chomsky rappelle que tous les candidats républicains nient le réchauffement climatique ou se montrent très sceptiques à ce sujet (…). « Pourtant le réchauffement global est le plus grand problème que l’espèce humaine ait jamais eu à affronter et nous nous dirigeons vers un désastre complet. » Selon lui, le changement climatique a des effets seulement comparables avec la guerre nucléaire. Pire encore, « les républicains veulent augmenter l‘utilisation des énergies fossiles. Nous ne sommes pas face à un problème qui se pose sur cent ans, mais sur une ou deux générations ».

La négation de la réalité, qui caractérise les néoconservateurs, répond à une logique similaire à celle qui promeut la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique. « Ces personnes que nous essayons de maintenir éloignées de nous sont en fait en train de fuir des situations catastrophiques dans leurs pays qui sont le résultat des politiques étatsuniennes.

« A Boston, où j’habite, le gouvernement d’Obama a déporté il y a quelques jours un guatémaltèque qui habitait ici depuis 25 ans ; il avait une famille, une entreprise, il faisait parti de la communauté. Il avait fui le Guatemala qui avait été détruit pendant l’époque de Reaggan. Et quelle est notre réponse ? Construire un mur. En Europe c’est la même chose. Quand on voit que des millions de personnes fuient la Libye et la Syrie vers l’Europe, il faut se demander ce qui s’est passé durant les 300 dernières années pour en arriver à cette situation. »

Les invasions et le changement climatique se rétro-alimentent

La situation conflictuelle s’est complètement transformée au Moyen-Orient durant ces 15 dernières années « suite à l’invasion étatsunienne de l’Irak, le pire crime du siècle. L’invasion britannique-étasunienne a eu des conséquences horribles, ils ont détruit l’Irak, qui est aujourd’hui le pays « le plus malheureux du monde » ; l’invasion a provoqué la mort de centaines de milliers de personnes et des millions de réfugiés, qui n’ont pas été accueillis par les Etats-Unis et qui ont dû être reçu par leurs pays voisins, qui sont pauvres : ils ont été chargés de ramasser les ruines de ce que nous avons détruit. Et le pire de tout ça c’est que les Etats-Unis ont incité un conflit entre sunnites et chiites qui n’existait pas auparavant. »

Les mots de Chomsky rappellent la destruction de la Yougoslavie durant les années 1990 fomentée par l’Occident. Comme a Sarajevo, il rappelle que Bagdad était une ville dans laquelle divers groupes culturels partageaient les mêmes quartiers, des membres de différents groupes ethniques et religieux se mariaient entre eux. « L’invasion et les atrocités qui ont suivi ont alimenté la création d’un monstre appelé Etat Islamique, qui voit le jour avec un financement saoudien, un de nos principaux alliés dans le monde. »

Un des plus grands crimes a été, d’après Chomsky, la destruction d’une grande partie du système agricole syrien, qui assurait l’alimentation [des populations], ce qui a poussé des milliers de personnes vers les villes « créant des tensions et des conflits qui explosent juste après le début de la répression ».

Une des lignes de travail les plus intéressantes de Chomsky consiste en analyser les effets des interventions armées du Pentagone en croisant ces résultats avec les conséquences du réchauffement global.

Au sujet de la guerre du Darfour, par exemple, convergent les intérêts des puissances avec la désertification qui expulse des populations entières des zones agricoles, ce qui aggrave et intensifie le conflit. « Ces situations débouchent sur des crises épouvantables, comme c’est le cas en Syrie, où s’enregistre la plus grande sécheresse de l’histoire qui a détruit une grande partie du système agricole, provoquant des déplacement et attisant à son tour les tensions et les conflits ».

Beaucoup de personnes ne se rendent pas compte des conséquences du déni du réchauffement global et des plans des républicains qui prétendent l’accélérer sur le long terme : « Si le niveau de la mer continue de monter de façon précipitée, des pays comme le Bangladesh risquent de se faire engloutir, affectant des centaines de millions de personnes. Les glaciers de l’Himalaya fondent rapidement mettant en danger l’approvisionnement en eau du sud de l’Asie. Qu’adviendra-t-il de toutes ces personnes ? Les conséquences imminentes sont terribles, nous faisons face au moment le plus critique de l’histoire de l’humanité. »

Chomsky avance que nous nous trouvons à une croisée des chemins importante de notre histoire et que les êtres humains devons décider si nous voulons vivre ou mourir : « Je le dis clairement. Nous n’allons pas tous mourir, mais ce qui est certain c’est que nous sommes en train de détruire les possibilités d’avoir une vie digne ; de son côté le parti républicain voudrait accélérer le réchauffement climatique. Je n’exagère pas – insiste-t-il – c’est exactement ce qu’ils veulent faire. »

Il cite ensuite le Bulletin des Scientifiques Atomistes [http://thebulletin.org/] et son Horloge de la fin du monde, pour nous rappeler que les spécialistes soutiennent que lors de la Conférence de Paris sur le réchauffement climatique il était impossible d’obtenir un traité juridiquement contraignant, seulement des accords volontaires. « Pourquoi ? Et bien parce que les républicains ne l’accepteraient pas. Ils ont bloqué la possibilité d’aboutir à un traité juridiquement contraignant qui aurait pu représenter des avancées contre cette tragédie qui est massive et imminente, une tragédie comme il n’en a pas encore connue l’histoire de l’humanité. C’est de ça qu’il s’agit, ni plus ni moins. »

La guerre nucléaire n’est pas a écarter

Noam Chomsky n’est pas du genre à se laisser porter par des modes académiques ou intellectuelles ; son raisonnement radical mais serein cherche surtout à éviter les emportements, et c’est peut-être pourquoi il se montre réticent à présager au haut-parleur la souvent annoncée décadence de l’empire [américain]. « [Les USA] ont 800 bases [militaires] autour du monde et investissent dans leur armée autant que le reste de al planète entière. Aucun autre pays n’est à ce niveau, avec des soldats combattants sur les quatre coins de la terre. La Chine a une politique principalement défensive, elle n’a pas de programme nucléaire important, bien que celui-ci puisse croître dans le futur ».

Le cas de la Russie est différend. C’est le principal caillou dans la botte de la domination du Pentagone, parce qu’elle « a un système militaire énorme ». Le problème est que ces deux pays sont en train d’accroître leurs systèmes militaires, « tous deux agissent comme si la guerre était envisageable, ce qui est une folie collective ». Chomsky considère que la guerre nucléaire est irrationnelle et qu’elle ne pourrait arriver qu’en cas d’incident ou d’erreur humaine. Néanmoins, il coïncide avec William Perry, ex-secrétaire de Défense, qui a déclaré récemment que la menace d’une guerre nucléaire était aujourd’hui plus importante que lors de la Guerre froide. Chomsky estime que le risque se concentre autour de la prolifération d’incidents qui mettent en cause les forces armées des puissances nucléaires.

« Nous sommes passés très près de la guerre de très nombreuses fois », admet-il. Un de ses exemples favoris est l’incident survenu lors de la présidence de Ronald Reagan, lorsque le Pentagone a décidé de tester les défenses de l’Union Soviétique en simulant une attaque contre ce pays.

« Le problème c’est que les Russes ont pris l’exercice très au sérieux. En 1983, le système de défense automatisé des soviétiques a détecté une attaque de missile étatsunien. Le protocole prévoyait dans ces cas là que l’information soit directement remontée au haut commandement et de lancer une contre-attaque. Un soldat devait transmettre cette information, Stanislas Petrov, mais il a décidé qu’il s’agissait d’une fausse alarme. C’est grâce à lui si nous sommes tous vivant et capables d’en parler aujourd’hui. » [1]

Il affirme que les systèmes de défense des Etats-Unis souffrent de graves erreurs, comme l’a confirmée l’information diffusée il y a quelques semaines au sujet d’une situation qui s’est déroulée en 1979, quand l’armée américaine a détecté une supposée attaque massive de missiles provenant de Russie. Alors que le conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski décrochait son téléphone pour appeler le président James Carter et lancer une attaque en représailles, une autre information annonçant qu’il s’agissait d’une fausse alerte est arrivée. [2] « Il y a des douzaines de fausse alertes chaque année », assure-t-il.

Dernièrement, les provocations des Etats-Unis sont constantes. « L’Otan effectue des manœuvres militaires à 200 mètres de la frontière avec l’Estonie. Nous ne tolérerions jamais un tel comportement à la frontière mexicaine. »

Le cas le plus récent est l’affaire de l’avion russe qui bombardait des forces djihadistes en Syrie abattu fin novembre. « Une partie de la Turquie est presque entourée par le territoire syrien et l’avion russe l’aurait traversée pendant 17 secondes, et il a été abattu. Une énorme provocation à laquelle la Russie n’a fort heureusement pas répondu par la force, mais elle a tout de même envoyé son système antiaérien le plus avancé –qui permet d’abattre des avions de l’OTAN- dans la région ». Chomsky rappelle que des provocations ont aussi lieu en mer de Chine, de façon presque continue.

L’impression que donnent ses analyses est que si les puissances agressées par les Etats-Unis agissaient avec la même irresponsabilité que Washington, notre sort serait scellé.

 

Entretien réalisé par Agustín Fernández Gabard et Raúl Zibechi, La Jornada

Traduit pour Le Grand Soir par Luis Alberto Reygada (Twitter : @la_reygada)

Notes du traducteur

[1] Pour plus d’informations sur cet épisode peu connu mais qu aurait pu tourner à la catastrophe, lire l’article de Noam Chomsky publié sur Le Grand Soir : La stupidité institutionnelle (2015) http://www.legrandsoir.info/la-stupidite-institutionnelle-la-jornada.html ; l’article publié sur Les-Crises.fr : Able Archer 83 : l’exercice militaire qui a bien failli déclencher la Troisième Guerre mondiale http://www.les-crises.fr/able-archer-83-lexercice-militaire-qui-a-bien-failli-declencher-la-troisieme-guerre-mondiale/ ainsi que le documentaire d’Arte : 1983 – Au bord de l’apocalypse http://www.dailymotion.com/video/xexbny_1983-au-bord-de-l-apocalypse-1sur4_news.

[2] A ce sujet, consulter l’article The 3 A.M. Phone Call http://nsarchive.gwu.edu/nukevault/ebb371/

»» http://www.jornada.unam.mx/2016/02/07/politica/002n1pol

L’article original est accessible ici