L’annonce d’une visite officielle du président français à Cuba, le 11 mai 2015, a marqué une nouvelle étape du dégel entre La Havane et les puissances occidentales. Déjà, le chef d’Etat cubain Raúl Castro et son homologue américain Barack Obama avaient échangé une poignée de main historique lors du sommet des Amériques, en avril. Une accélération de l’histoire qui suscite quelques interrogations dans l’île..

En 2018, M. Raúl Castro, qui aura alors atteint l’âge de 87 ans, ne briguera pas de nouveau mandat présidentiel. Dans trois ans, la génération de la Sierra Maestra aura donc quitté le pouvoir. Trois ans, c’est peu pour réformer l’économie du pays, adopter une nouvelle Constitution et maîtriser la normalisation des rapports avec Washington, qu’a illustrée la rencontre du président cubain et de celui des Etats-Unis au sommet des Amériques de Panamá, en avril. Le régime survivra-t-il à la disparition de sa direction historique ?

Le Parti communiste cubain (PCC) a déjà désigné un successeur : le premier vice-président Miguel Díaz-Canel. Mais les défis demeurent. Pour les affronter, M. Castro s’appuie sur les Forces armées révolutionnaires (FAR), l’armée nationale, dont il a été le ministre pendant un demi-siècle, sur le PCC et sur l’Eglise catholique, au cœur des négociations avec Washington (1). Alors que les réformes économiques ont creusé les inégalités (2), l’incertitude sur l’avenir du pays est générale. Le PCC tente d’y répondre en lançant des consultations populaires dans les périodes de précongrès. M. Castro a réaffirmé que ce serait à nouveau le cas pour le septième, prévu en avril 2016. Mais les débats ont déjà débuté parmi les intellectuels, membres et non-membres du PCC, en particulier sur la Toile, en dépit d’un accès limité à Internet.

M. Castro s’est employé à « actualiser » le socialisme cubain — un euphémisme pour désigner la libéralisation économique mise en œuvre depuis 2011. Même si elles détricotaient la société qu’il avait cherché à construire, ces réformes n’ont pas été contestées par M. Fidel Castro.« Le modèle cubain ne marchait plus, même pour nous », a reconnu l’ancien président (The Atlantic, septembre 2010). La situation économique ne laissait guère de choix. L’aide de Caracas avait permis à l’île d’atteindre un taux de croissance moyen de 10 % entre 2005 et 2007, mais la crise financière et les difficultés du partenaire bolivarien ont changé la donne : « En 2013, le commerce entre Cuba et le Venezuela a diminué de 1 milliard de dollars ; il pourrait baisser encore davantage en 2014 », prévenait en octobre 2014 l’économiste cubain Omar Everleny Pérez Villanueva (3). Selon certaines estimations, cette baisse représenterait 20 % du volume antérieur.

Militaires dorlotés

Le gouvernement a adopté en mars 2014 une nouvelle loi sur les investissements étrangers présentée par M. Raúl Castro comme« cruciale ». A l’exception de la santé, de l’éducation et de la défense, tous les secteurs sont désormais ouverts aux capitaux étrangers, avec l’assurance d’une exonération d’impôt pendant huit ans, voire plus dans certains cas, notamment dans des « zones spéciales de développement économique », comme le port de Mariel (4), construit avec l’aide du Brésil. Toutefois, les projets proposés doivent recevoir l’aval des organismes gouvernementaux : « Ce n’est pas le capital qui définit l’investissement (5) », souligne Mme Déborah Rivas Saavedra, directrice de l’investissement étranger au ministère du commerce extérieur. L’embauche des travailleurs se fait sous le contrôle d’agences étatiques. L’économiste Jesús Arboleya Cervera remarque : « Les émigrés cubains sont déjà des investisseurs indirects dans les petits commerces [à travers l’argent qu’ils envoient à leur famille]  ; leur participation à plus grande échelle n’est désormais plus interdite par la loi, mais par l’embargo (6). »

Toutefois, pour certains, la transformation de l’île avance encore trop lentement : « On ne peut pas “actualiser” quelque chose qui n’a jamais marché, s’agace Pérez Villanueva. La croissance n’est pas là. Cette année, si Dieu nous aide, nous atteindrons peut-être 1 % (7). » A cette préoccupation économique, la jeune sociologue Ailynn Torres répond par une interrogation politique : « Que veut-on faire avec le modèle économique qu’on nous propose ? Quels sont les gagnants et les perdants de ce modèle (8)  ? »

A en croire le discours officiel, l’instillation d’une dose de marché dans l’économie de l’île devait permettre d’améliorer ses performances sans affaiblir la justice sociale. Or la pauvreté touche désormais 20 % de la population urbaine (au lieu de 6,6 % en 1986). La suppression du carnet de rationnement, la libreta, a été annoncée puis reportée, car elle aurait pesé sur les plus pauvres. Dans une société où l’égalité constitue un marqueur identitaire, les bénéficiaires et les victimes des réformes apparaissent de plus en plus clairement.

Parmi les victimes, selon M. Raúl Castro lui-même, on compte « les salariés de l’Etat rémunérés en pesos, dont le salaire ne suffit pas pour vivre », les personnes âgées — soit un million sept cent mille citoyens —« dont les pensions sont insuffisantes par rapport au coût de la vie (9) », mais également les mères célibataires, la population noire — qui ne bénéficie pas, ou peu, des apports financiers des Cubano-Américains — et les habitants des provinces orientales (10). Parmi les gagnants figurent les employés des entreprises mixtes, les salariés du tourisme, les paysans du secteur agricole privé, une partie des autoentrepreneurs (cuentapropistas), bref, toute une population ayant accès à une monnaie forte : le CUC (pour convertible unit currency). Depuis 2004, en effet, cette seconde monnaie est venue s’ajouter au peso cubain ; un CUC équivaut à 24 pesos traditionnels. Le CUC visait à remplacer le dollar, autorisé en 1993. Deux économies fonctionnent donc côte à côte : celle du peso et celle du CUC, que brassent les touristes et tous les Cubains qui travaillent à leur contact.

M. Castro compte sur la loyauté des FAR pour concilier libéralisation économique et maintien d’un système politique de parti unique. En effet, depuis la grande crise des années 1990 (11), la hiérarchie militaire gère des secteurs essentiels de l’économie grâce au Grupo de Administración Empresarial SA (Gaesa), une holding des entreprises qu’elle contrôle. C’est en leur sein qu’a été expérimenté le « perfectionnement des entreprises », emprunté aux techniques managériales occidentales pour stimuler la productivité. Le prestige des FAR persiste dans la population, mais les privilèges dont elles bénéficient suscitent des critiques ; il n’est pas rare d’entendre : « Eux, ils n’ont pas de problème pour se loger » — allusion au complexe immobilier moderne réservé aux militaires et à leurs familles à La Havane. Quant au PCC, il a perdu de l’influence, mais M. Castro en a rajeuni, féminisé et métissé la direction. Pour l’économiste Pedro Monreal González, le PCC conserve sa crédibilité, et « l’Etat bénéficie encore d’un soutien populaire en raison de sa capacité à fournir des biens publics considérés comme essentiels par beaucoup de Cubains ».

En février 2015, le PCC a annoncé qu’une nouvelle loi électorale entrerait en vigueur avant la fin du mandat de M. Castro. Cette annonce fait suite à celle de février 2013 concernant la mise en place d’une commission sur la réforme de la Constitution. Comment renouveler la direction en intronisant des cadres qui n’ont pas la légitimité des anciens, en l’absence de débat public permettant de choisir parmi des candidats porteurs de propositions différentes ? Le mode de désignation actuel, qui nécessite en dernière instance l’aval du PCC, paraît peu viable à long terme.

Espacio Laical, la revue publiée par l’archevêché de La Havane (sans statut officiel), a longtemps été le lieu privilégié des débats politiques. Pendant une décennie, elle a consacré des colloques et des articles à la réforme de la Constitution, à la place du PCC, à la refondation des organes de pouvoir populaire (OPP). Les responsables d’Espacio Laical,les catholiques laïques Roberto Veiga et Lenier González, insistaient sur le « contraste entre le pluralisme de la société et le manque d’espaces permettant à ce pluralisme de s’exprimer (12) ». Mais, en juin 2014, les deux mêmes rendaient publique leur démission forcée à la suite de critiques « très graves » dirigées contre eux et contre le cardinal Jaime Lucas Ortega y Alamino (13). Visiblement, l’archevêché souhaitait voir la revue adopter une approche plus « pastorale », c’est-à-dire moins politique. Quatre mois plus tard, le Centro Cristiano de Reflexión y Diálogo – Cuba (14) acceptait de parrainer un projet similaire avec la revue Cuba Posible, dont MM. Veiga et González sont les coordinateurs. Le premier numéro rendait compte d’un colloque consacré à la souveraineté du pays et à l’avenir de ses institutions.

L’article V de la Constitution actuelle fait l’objet de vives critiques. Le PCC y est défini comme « martien [de José Martí, inspirateur de l’indépendance cubaine], marxiste-léniniste, avant-garde organisée de la nation cubaine », et comme « la force dirigeante suprême de la société et de l’Etat ». Une définition contestée par l’Eglise, mais aussi par des chercheurs. « L’idée de parti d’avant-garde est dévoyée dès lors qu’il devient un parti de pouvoir », nous dit le sociologue Aurelio Alonso. Pourtant, la construction d’un « Etat inclusif qui puisse admettre le pluralisme politique et idéologique » constitue une tâche urgente. Pluralisme ou pluripartisme ? Pour Veiga, « la possibilité d’autoriser l’existence d’autres forces politiques enracinées dans les fondements de la nation » doit être envisagée, même s’il ne pense pas que ce soit réaliste à court terme (15). Aujourd’hui, nul ne sait si la réforme électorale annoncée permettra l’élection de députés proches de l’Eglise, voire d’autres personnalités indépendantes.

Le débat porte aussi sur les modalités de l’élection du président, dont le nombre de mandats est désormais limité à deux fois cinq ans. Pour certains, le scrutin devrait se tenir au suffrage universel direct, afin de donner une légitimité au nouveau mandataire. Le politiste Julio César Guanche met l’accent sur une refondation du « pouvoir populaire »officiellement incarné par les assemblées municipales, provinciales et nationale (16). Il faut construire une « citoyenneté démocratique et socialiste », avance quant à lui le sociologue Ovidio D’Angelo Hernández. Mais les « organisations de masse » sont trop« subordonnées au PCC » pour en devenir l’expression. D’autant que « le discours officiel sape la base sur laquelle repose sa propre légitimité historique », observe Guanche, qui précise : « La mise en cause de l’“égalitarisme” ouvre la voie à une mise en cause de l’idéal le plus puissant du socialisme : l’égalité. » Une critique à peine voilée du discours de M. Castro dénonçant, lors du congrès de la Centrale des travailleurs cubains (CTC), « le paternalisme, l’égalitarisme, les gratuités excessives et les subventions indues, la vieille mentalité forgée au cours des années ».

Une course de lenteur

Cette « vieille mentalité » n’épargne pas le PCC, où continuent de régner l’habitude de l’unanimisme et les velléités de censure. Ces pratiques suscitent la contestation. Pour la première fois, on a vu la main d’une députée se lever à l’Assemblée nationale pour voter contre le nouveau code du travail : celle de Mme Mariela Castro, fille de Raúl, en signe de protestation contre le refus d’inclure dans le texte l’interdiction des discriminations sexuelles. De même, la déprogrammation du film du cinéaste français Laurent Cantet Retour à Ithaque (2014), qui illustre le désenchantement cubain, a suscité les protestations de certains de ses collègues.

Dans ce contexte, le rétablissement des relations diplomatiques avec les Etats-Unis apparaît à la fois nécessaire et périlleux. Le gouvernement cubain estime que l’objectif de Washington reste de renverser le régime. Pour l’instant, il a gagné la première manche en ne faisant aucune concession ; mais l’heure est à un optimisme plus tempéré. « Ils risquent de tout prendre, comme ils le font partout. Que restera-t-il pour les Cubains ? », s’interroge un retraité. « Ils viennent d’acheter un de nos joueurs de base-ball pour 63 millions de dollars », ajoute un autre. « Nombreux sont ceux qui ne savent plus vraiment ce que sera leur avenir », constate le sociologue Rafael Acosta. Que se passera-t-il après la levée de l’embargo ? Comment contrôler l’afflux de dollars et de touristes ? Parmi les sujets de discorde figurent les milliers de propriétés nationalisées lors de la révolution. Le gouvernement n’entend pas indemniser les propriétaires qui ont quitté le pays. Il mettra dans la balance le coût (évalué à 100 milliards de dollars) d’un embargo d’un demi-siècle et la restitution de la base de Guantánamo.

L’abrogation complète de l’embargo nécessite l’accord du Congrès américain, où républicains et démocrates sont divisés. Le 14 avril, M. Obama a enfin retiré Cuba de la liste des Etats « soutenant le terrorisme », mais le Congrès disposait de quarante-cinq jours pour s’y opposer. Devraient suivre le rétablissement des relations diplomatiques et la nomination des deux ambassadeurs. Quant au processus de normalisation, il promet d’être long. La Havane mettra à profit cette course de lenteur pour éviter la déstabilisation du pays et cultiver ses relations avec l’Amérique latine, la Chine et l’Union européenne.

En l’absence d’un dirigeant historique incarnant le combat contre « l’Empire », il pourrait devenir plus difficile à l’avenir d’unir et de mobiliser la population cubaine.

Janette Habel

Universitaire, Institut des hautes études d’Amérique latine, Paris.

L’article original est accessible ici