Elle mesure moins de 3,5 mm. Une petite taille. Et pourtant Drosophila suzukii représente une vraie menace pour les fruits qu’elle cible. Pour combattre ce nuisible venu d’Asie, les paysans, déjà économiquement fragilisés, semblent démunis. Sauf à utiliser un insecticide très puissant.

Depuis quelques années, les cerises d’Emmanuel Aze étaient de plus en plus attaquées. « J’ai cru à une recrudescence de la mouche de la cerise », se rappelle cet arboriculteur du Tarn-et-Garonne. Mais les moyens de lutte habituels n’étaient pas efficaces. Puis il a entendu parler d’une petite mouche asiatique, étudiée pour la première fois au Japon dans les années 1930, Drosophila suzukii : « Là, j’ai compris. »

Cela fait deux ans qu’Emmanuel Aze perd entre 80 et 90 % de sa récolte de cerises. « Je ramasse mes fruits mûrs sur l’arbre et je vends en direct, raconte-t-il. C’est ce qui me distingue dans le commerce et me permet de vivre. Or, la drosophile suzukii attaque les fruits les plus avancés dans leur maturité. J’y suis donc particulièrement exposé. »

Cette petite mouche préfère, comme nous, les fruits quand ils sont pile bons à manger. Elle y pond ses œufs. Puis les larves se développent en se nourrissant de la pulpe. « Les larves liquéfient la chair. En quelques jours, la cerise devient un petit sac qui contient une liqueur acide », observe le paysan.

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Une drosophile suzukii mâle

Pire, les cerises sont loin d’être les seuls fruits prisés par le ravageur : l’année dernière, les drosophiles se sont aussi attaquées aux abricots, aux pêches et aux nectarines d’Emmanuel Aze, certaines de ses variétés étant elles aussi détruites à 80 %. Ce goût de la drosophile suzukii pour de nombreux fruits est confirmé par le Centre technique au service de la filière fruits et légumes (CTIFL), qui souligne que fraises, framboises, mûres et myrtilles ont elles aussi subi d’importants dégâts. « Dans une moindre mesure, les pêches, les abricots, les figues, le raisin, les kiwis et les kakis peuvent être attaqués », ajoute le document, qui conseille même de surveiller les tomates.

Répandu à une vitesse éclair en Europe

La principale force de cet insecte, c’est donc qu’il mange de tout. « Il est capable de se reproduire dans beaucoup de fruits », explique Jean-Luc Gatti, chercheur à l’INRA (Institut national de la recherche agronomique). Autre avantage pour lui, il se multiplie très rapidement : jusqu’à une génération toutes les deux semaines, selon le CTIFL. Enfin, cette mouche n’a pas de prédateurs en Europe, et « elle s’acclimate très bien à différentes températures », poursuit le scientifique.

Résultat, le ravageur s’est répandu à une vitesse éclair sur le continent. « Les premières observations ont été faites en Italie et en Espagne en 2008, détaille le chercheur de l’INRA. Puis en 2010 dans le sud de la France. Aujourd’hui, on trouve la mouche suzukii jusqu’à l’Est de l’Europe, comme en Hongrie, et dans le nord, aux Pays-Bas. On a même commencé à l’observer au Royaume-Uni. »

Comment est-elle arrivée ? « On ne sait pas, avoue Jean-Luc Gatti. On peut juste dire que les zones de productions avec beaucoup d’arbres fruitiers facilitent son implantation, et que les échanges de fruits très complexes facilitent sa dispersion. »

Pour lutter, un insecticide très puissant

Reste que dans une filière française déjà dévastée par la concurrence espagnole, la lutte contre ce nouveau ravageur est devenue une priorité.

Dans son verger, Emmanuel Aze multiplie les « pièges » : des bouteilles de plastique remplies d’un mélange qui attire les insectes. « Cela retarde le problème », estime-t-il. Il nettoie systématiquement son verger de tous les fruits pourris qui pourraient contenir des larves. Pour lui, l’idéal serait d’installer des filets à insectes. « Mais cela coûte trop cher », déplore-t-il.

Reste l’arme réputée la plus efficace contre cette drosophile : un insecticide, le diméthoate. « Il est réputé très dangereux donc très efficace. Et en plus c’est le traitement le moins cher », reprend Emmanuel Aze. La molécule était presque interdite en Union Européenne en raison de sa haute toxicité,mais avec l’arrivée du ravageur, la Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF) a demandé des dérogations.

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Le diméthoate, un insecticide très puissant

« C’est la seule molécule qui tue à la fois les adultes et les larves, justifie Luc Barbier, président de la FNPF. On voudrait surtout avoir la possibilité de traiter après la récolte, pour ramener au plus bas possible la population de drosophiles avant l’hiver. Il faudrait que ce soit rendu quasi obligatoire sur l’ensemble des fruits qui permettent de nourrir la drosophile suzukii, sinon cela ne fonctionnera pas. C’est le principe de la vaccination. »

Emmanuel Aze, lui, a refusé de traiter avec ce produit. En charge du dossier de la drosophile suzukii pour la Confédération paysanne, il s’est battu pour limiter l’utilisation du diméthoate. Finalement, un seul traitement, sur les cerises, à demi-dose, jusqu’à quatorze jours avant la récolte, a été autorisé.

Mais il s’inquiète : « L’an dernier, il y a eu des rumeurs convergentes et persistantes selon lesquelles certains producteurs traitaient tous les trois jours. Sur les marchés, entre paysans, il se disait qu’il ne faut pas manger de cerises, qu’elles étaient toxiques… » La Confédération paysanne a demandé plus de contrôles pour éviter les excès, une requête restée sans réponse.

« Production française en péril »

La FNPF ne confirme pas cette pratique, mais elle ne la nie pas non plus. « Je ne peux pas vous garantir que certains ne jouent pas avec les règles, lâche Luc Barbier. On est coincés par l’incapacité du politique à décider. On a tiré la sonnette d’alarme en septembre, et l’autorisation pour le diméthoate n’a été donnée que début juin. Certains ont peut-être anticipé la réglementation… »

Pour le président de la FNPF, il n’y a pas d’autre choix. « On est en période transitoire. Avant que les recherches aboutissent, on doit attendre entre cinq et dix ans. On a besoin de moyens de lutte efficaces et viables pendant cette période, c’est la production française de fruits qui est en péril ! »

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Une drosophile suzukii posée sur une framboise

A la Confédération paysanne, on ne minimise pas les difficultés économiques du secteur, bien au contraire. Ce sont d’ailleurs ces difficultés qui rendent les filets de protection inabordables pour la majorité des producteurs. « Les cerises sont achetées à un prix très inférieur au coût de production, il y a un sentiment d’injustice, certains paysans jouent la survie de leur exploitation. Dans ce contexte, comment voulez-vous demander à ces producteurs de s’approprier les constructions collectives comme les règles sanitaires ? » s’interroge Emmanuel Aze.

A l’INRA, on confirme que les recherches lancées avec des partenaires européens ne donneront de résultats que dans quelques années. Trouver un prédateur à Drosophila suzukii est une des pistes suivies. Mais ceux qui existent au Japon ne supportent pas le climat européen, et il faut tester les conséquences de l’introduction d’une nouvelle espèce sur la biodiversité. Autre possibilité étudiée : « Des lâchers de mâles stériles, pour exercer une pression continue sur la population », explique Jean-Luc Gatti. « On cherche aussi d’autres produits moins nocifs que les traitements pesticides utilisés actuellement », ajoute-t-il.


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Source : Marie Astier pour Reporterre

Photos :
. Drosophila : Flickr (CC/Martin Cooper)
. Framboise : Hannah Burrack, North Carolina State University, Bugwood.org (CC)
. Diméthoate : Pacific Northwest Agricultural Safety and Health Center/Flickr (CC)

L’article original est accessible ici