Annonciateurs d’une crise sanitaire de grande ampleur, les perturbateurs endocriniens s’imposent comme un enjeu politique majeur mais peinent à être règlementés. En cause, le poids des intérêts industriels qui cultivent le doute quant à leur définition.

 par Barnabé Binctin (Reporterre)


Ils sont partout. Dans votre dentifrice, sur votre ticket de caisse, parmi les jouets de vos enfants, imprégnés dans les vêtements que vous portez… Ils accompagnent la plupart de vos repas puisqu’ils emplissent les contenants alimentaires et constituent certains des pesticides qui finiront dans votre salade ou votre verre de vin.

Ils suivent peut-être même vos partenaires sexuels les plus réguliers, balisant toutes les étapes de votre vie intime, comme l’avait montré Générations Cobayes au printemps dernier.

Inutile d’ailleurs de songer aux médicaments pour s’en purger, on en retrouve également dans plusieurs d’entre eux. Vous êtes donc cernés, exposés de manière quotidienne et invisible. Par qui ? Les perturbateurs endocriniens, ces substances chimiques de synthèse, étrangères à l’organisme humain, qui composent nombre de produits de la vie courante.

Leur production a explosé en quelques décennies, leur utilisation étant intrinsèquement liée au phénomène d’industrialisation sur lequel repose le confort moderne : matières plastiques, pharmacie, cosmétiques, pesticides agricoles, etc.

Une lente prise de conscience

Bisphenol A, parabènes, phtalates, et autres molécules chimiques de ce type dérèglent le système hormonal en déséquilibrant ses fonctions de base. Et les effets commencent à être clairement identifiés. Il y a moins d’un an, André Cicolella recensait pour Reporterre la liste des impacts connus : « Cancer du sein et cancer de la prostate, cancers hormonaux-dépendants, diabète et obésité, maladies cardiovasculaires, troubles du comportement, comme l’hyperactivité de l’enfant, trouble de la fertilité, baisse de la qualité du sperme, abaissement de l’âge de la puberté », les conséquences sanitaires sont dramatiques.

L’alerte a été lancée dès 1991 par un collectif de scientifiques qui, réuni autour de Theo Colborn, a inventé le terme de « perturbateurs endocriniens » à l’occasion de la conférence de Wingspread. Depuis, la mobilisation progresse : les études scientifiques sur le sujet se multiplient, les ONG s’emparent de la problématique, des manifestations comme la Greenpride voient le jour afin d’y sensibiliser le grand public, les institutions mettent en place des dispositifs tels que la Stratégie Nationale contre les Perturbateurs endocriniens tandis que la Région Ile-de-France les consacrait « grande cause régionale 2013 ». Le terme a même fait son entrée dans l’édition 2013 du Petit Robert.

Ce lobbying a permis d’obtenir quelques règlements d’interdiction parmi lesquels celle du Bisphenol A (BPA) dans les biberons, votée en 2010. Mesure prolongée d’une loi en décembre 2012 qui interdit toute présence de BPA dans les contenants alimentaires à compter du 1er janvier 2015.

Le retard de la règlementation européenne

Mais l’encadrement des perturbateurs endocriniens reste insuffisant. Dans le plan Cancer présenté en février dernier, comme lors des deux dernières Conférences Environnementales, cet enjeu de santé environnementale semble relégué au second plan, voire évacué des débats.

Dans une tribune publiée l’année dernière, trois conseillers régionaux exhortaient ainsi le gouvernement à ne pas « oublier les perturbateurs endocriniens ».

Pour François Veillerette, l’un des signataires, par ailleurs fondateur et porte-parole de l’association Générations Futures qui s’intéresse de près au sujet, « c’est à l’Europe de donner le ‘‘la’’ en matière de réglementation sur les perturbateurs endocriniens ». Député EELV, Jean-Louis Roumégas confirme cette responsabilité : « Ce dossier doit impérativement être traité à l’échelle communautaire car il a des implications sanitaires, environnementales, industrielles et commerciales, autant de sujets qui relèvent du marché intérieur » écrit-il en synthèse de son rapport d’information sur la stratégie européenne en matière de perturbateurs endocriniens.

« Or la stratégie européenne ad hoc, qui date de 1999, est devenue obsolète au regard des progrès scientifiques enregistrés depuis lors » poursuit-il. Il se réfère au rapport Kortenkamp, publié en 2012. Sur la base de celui-ci, un autre rapport a été présenté l’année suivante par l’eurodéputé suédoise Asa Westlund, proposant une feuille de route à la Commission Européenne.

En mai 2013, une centaine de chercheurs internationaux a signé la Déclaration de Berlaymont pour enjoindre celle-ci à agir. « Une initiative sans précédent » selon Michèle Rivasi, députée européenne et corapporteure du rapport Westlund.

Mais le travail règlementaire reste dans l’impasse. La Suède aurait menacé il y a quelques mois d’attaquer la Commission européenne en carence pour son inaction dans le domaine. En cause, le non-respect des règlements biocides (528/2012) et pesticides (1107/2009) qui prévoyaient l’adoption d’une définition opérationnelle avant la fin 2013.

L’impossible définition ? La stratégie des lobbys

En cause, donc, la publication de critères de définition des perturbateurs endocriniens censés ouvrir la voie à une interdiction de ces substances. Mais sans définition, pas de règlementation. Or les intérêts industriels sont bien réels sur un marché des perturbateurs endocriniens qui représente plusieurs millions d’euros…

Dans Endoc(t)rinement, brillante enquête de deux ans rediffusée récemment sur France 5, Stéphane Horel met à jour la bataille d’influence qui paralyse les prises de décisions à Bruxelles. Derrière l’affrontement entre la Direction générale de l’Environnement, à qui incombe la responsabilité d’établir ce travail de définition, et les autres DG concernées (Industrie, entreprises et santé-consommation), se joue l’instrumentalisation de la science : en suscitant le doute par la contestation des résultats scientifiques faisant autorité, quelques experts aux conflits d’intérêt mal dissimulés parviennent à ralentir le processus.

Le parallèle peut être éabli avec la stratégie de l’industrie du tabac dans les années 1950, lorsqu’elle avait entrepris de remettre en cause le lien entre la cigarette et le cancer du poumon : gain de temps et influence exercée sont les mêmes. Michèle Rivasi a ainsi dû attendre cinq mois avant que la Commission européenne ne réponde à la lettre qui l’interpellait, pourtant signée par plusieurs parlementaires.

Interrogée par Reporterre, Mme Rivasi estime que « la stratégie de lobbying qui s’exerce en faveur des perturbateurs endocriniens est similaire en termes d’efficacité et d’importance à ce qui se joue dans le domaine du nucléaire ou de l’agro-business ». Les résultats en attestent : avec plusieurs mois de retard, la Commission européenne a publié en juin une « feuille de route » concernant les critères d’identification…

Il y a pourtant urgence. Et ce d’autant plus dans un contexte où continue de se négocier dans la plus grande opacité le traité de libre-échange dit « Tafta » qui pourrait alors voir l’Europe, en l’absence totale de règlementation, inondée de produits contenant des perturbateurs endocriniens…


Source de l’article : Barnabé Binctin pour Reporterre

Photo :
. Chapô : La maison du cancer