Discours intégral prononcé par Alyn Ware lors de la remise des prix à Stockholm.

Le filet d’Indra : Le Right Livelihood Award au 21ème siècle

Un mythe védique raconte que le dieu Indra possède un filet s’étendant à l’infini dans toutes les directions. Dans chaque maille ou « œil » du filet, se trouve un joyau brillant – dans certaines versions du mythe, il y a une goutte de rosée à chaque intersection du filet – et puisque le filet n’a pas de limite, les joyaux sont en nombre infini. Les joyaux y sont attachés et brillent comme des étoiles.

Si nous prenons l’un de ces joyaux (ou quelques gouttes), et que nous l’examinons et le regardons de près, nous allons découvrir que sur sa surface se reflètent en détail les joyaux qui l’entourent et s’y reflètent également, bien que de façon moins précise, tous les autres joyaux du filet, dans leur nombre infini. De plus, chacun des joyaux reflétés dans celui-ci reflète aussi d’autres joyaux, de sorte qu’un processus infini de réflexion se produit.

Dans le passé, cette image mythique était peut-être plus philosophique et poétique qu’une description exacte du monde physique. Cependant, nous nous rendons compte de plus en plus que la vie est devenue comme ce filet. Le réseau mondial (Internet), le système financier international, la croissance des organisations internationales comme les Nations Unies et ses entités, ou encore les photos prises depuis l’espace qui nous montrent la Terre comme une planète interconnectée, tout ceci nous indique que nous vivons dans un monde interconnecté où des relations peuvent être établies depuis un point du réseau vers tous les autres et ce, en un instant.

Chacun d’entre nous – chacun d’entre vous – est un joyau de ce filet, connecté directement tant à nos voisins qu’à des personnes très éloignées. Par nous-mêmes, nous ne sommes qu’une goutte de rosée dans un univers infini, mais quand nous nous ouvrons et connectons, quand nous reflétons activement et entrons en relations avec d’autres – nous devenons beaucoup plus.
Le Right Livelihood Award rend hommage à ce réseau et le fait fonctionner encore mieux : en faveur de la paix, de la justice et pour un monde vivable. Je suis honoré d’être l’un des joyaux choisis pour examen – et j’espère que vous verrez en moi le reflet des espoirs, des rêves, des visions et du travail assidu de tant de gens de par le monde.

J’ai eu la chance d’avoir travaillé avec des gens de diverses parties du monde – de l’Afghanistan au Zimbabwe – avec des personnes ayant des vies si différentes, avec des petits des jardins d’enfants, avec des dirigeants du monde, avec des enseignants dans les écoles ou des ambassadeurs aux Nations Unies, avec des activistes de base et des lauréats du prix Nobel de la paix. Mon optimisme pour l’humanité vient de la rencontre avec toutes ces personnes, des personnes tranquilles mais efficaces, qui promeuvent la paix dans leurs foyers, dans leurs écoles, dans leurs communautés, soutenant, en plus, la paix et la justice dans le vaste monde.

Assister à la pléthore de violences dans les médias peut donner la fausse impression que l’humanité est condamnée à une existence infernale de violence et à l’emploi de la force. Mais cette impression est inexacte. La plupart des six milliards et demi d’êtres humains vivent pacifiquement, ils résolvent leurs conflits avec respect et diligence. C’est une minorité qui gâche tout pour l’ensemble.

Mais cette minorité est puissante. Elle a utilisé une portion excessive du gâteau économique mondial – 1.400 milliards de dollars par an – pour son système guerrier. « Ils » dépensent des millions pour promouvoir leur point de vue faussé, disant que les bombes et les armes de destruction massive sont nécessaires pour notre sécurité. Ils érigent des barrières contre la paix que nous devons abattre, des murs de peur, des murs de division arbitraire entre jeunes et vieux, entre personnes de différentes religions, ethnies ou nations, des murs qui dissimulent l’humanité que nous partageons tous. Des murs qui justifient la pauvreté comme si les pauvres méritaient d’être opprimés. Des murs d’armement qui nous séparent les uns des autres et perpétuent le mythe de la sécurité par la force. Des murs qui cachent la beauté des autres joyaux dans la toile de l’univers.

La beauté de la nouvelle toile mondiale réside dans le fait que, en développant et en renforçant nos contacts multiples, nous pouvons contourner ces murs, les franchir et y creuser des brèches pour finalement les abattre.

Je suis venu ici à cause de l’un des plus terrifiants de ces murs – la menace d’annihilation par les armes nucléaires. Mon ambition à 9 ans était de devenir physicien. Mes héros étaient Ernest Rutherford – le Néo-Zélandais qui a divisé l’atome – et Albert Einstein, l’auteur de la formule qui laissait prévoir l’énergie atomique (E=MC2). Mais j’ai appris quel était l’effet dévastateur des armes nucléaires à Hiroshima, Nagasaki et dans les îles du Pacifique où les essais atmosphériques ont détruit des îles entières et causé d’horribles cas de bébés difformes, de cancers et d’autres problèmes de santé.

J’ai aussi entendu parler du courage de personnes qui ont navigué de la Nouvelle-Zélande à Mururoa, directement dans la zone d’essai, au péril de leurs vies, pour protester contre les essais. Et ces petits yachts embarquant quelques personnes courageuses sont arrivés à stopper le pouvoir colossal de la bombe et à modifier le poids politique de l’armement nucléaire pour mettre un terme aux essais atmosphérique dans le Pacifique en 1975. A mes yeux c’était comme David affrontant Goliath par la non-violence et remportant le combat…

Cependant, malgré le succès des mouvements pour la paix dans l’arrêt des essais atmosphériques, la course aux armes nucléaires a augmenté dans les années 80. En tant qu’instituteur préparant des enfants pour l’avenir, je ne pouvais pas rester indifférent au fait qu’ils pourraient n’avoir aucun avenir, la menace existentielle des armes nucléaires modifiait même leur présent. Si je voulais m’occuper vraiment des enfants que j’éduquais, je devais m’assurer qu’il existerait un avenir pour eux.

Dans la philosophie « penser mondialement, agir localement » j’ai cherché des moyens de mener campagne à Aotearoa en Nouvelle-Zélande, pour un monde sans armes nucléaires. L’idée de zones libres d’armes nucléaires commençait à être connu. J’ai oeuvré pour que mon école, l’université et ma ville soient une zone libre d’armes nucléaires. En 1984, lorsqu’un gouvernement travailliste dirigé par David Lange a été élu au pouvoir, environ 70% des Néo-Zélandais vivait dans des villes ou régions qui avaient été déclarées zones libres d’armes nucléaires. Le premier ministre Lange, futur lauréat Right Livelihood, a mis en place une politique d’élimination des armes nucléaires, en informant les puissances nucléaires que désormais elles n’allaient plus pouvoir introduire des armes nucléaires en Nouvelle-Zélande à bord de leurs navires.

La Nouvelle-Zélande était l’un des premiers pays à sortir du parapluie nucléaire, la prétendue protection de notre pays via la menace de représailles nucléaires par notre principal allié, les Etats-Unis.

Cette décision n’était pas facile. Les Néo-Zélandais étaient partagés environ 50/50, la moitié croyait fermement que les armes nucléaires étaient nécessaires pour nous protéger contre de grandes puissances militaires comme l’URSS. Beaucoup se rappelaient combien nous avions été près de l’invasion par les Japonais durant la deuxième guerre mondiale et pensaient que la bombe nucléaire avait arrêté le Japon.

La Nouvelle-Zélande devait aussi faire face à une incroyable pression de la part des gouvernements alliés – l’Australie, la France, le Royaume Uni et les Etats Unis – pour continuer à soutenir la terreur nucléaire et ne pas laisser tomber l’alliance occidentale. Cette pression comprenait des menaces commerciales, des rumeurs terrorisantes et aussi de faux rapports faisant état de sous-marins soviétiques dans la région, ou encore la suspension de privilèges militaires et diplomatiques, allant jusqu’à un acte terroriste perpétré par la France, qui a utilisé des mines-ventouses pour couler un bateau de la paix dans l’un nos ports, provoquant ainsi la mort d’un membre de son équipage.

Nous avons résisté à cette pression avec l’aide d’amis du monde entier. D’anciens agents de la CIA et du FBI nous ont averti des « sales coups » qui nous seraient probablement infligés, afin que nous puissions réagir. Des groupes de femmes aux Etats-Unis ont lancé des campagnes de « girl-cott » (un girl-cott est l’inverse d’un boycott) pour contrer les menaces du gouvernement américain. Des citoyens américains ont délibérément acheté du fromage néo-zélandais sans nucléaire ou des kiwis sans nucléaire pour nous soutenir.

La réussite de la Nouvelle-Zélande me donne de l’espoir pour un monde sans armes nucléaires. Ce sont des gens ordinaires qui ont produit le changement de politique en Nouvelle-Zélande. Ces gens ordinaires ont reconnu qu’il était moralement répugnant de menacer d’utiliser des armes nucléaires contre d’autres qui n’en avaient pas et suicidaire de les utiliser contre ceux qui en avaient. En fait, il n’existe aucun moyen d’utiliser des armes nucléaires sans que cela violente des innocents. Si nous en Nouvelle-Zélande avons pu mettre cette vérité en pratique pour obtenir une nouvelle politique gouvernementale, en finir avec l’illusion d’une dépendance aux armes nucléaires, d’autres peuvent le faire aussi.

Au 21ème siècle, nous avons l’avantage de pouvoir agir tant localement que globalement. Nous pouvons interdire les armes nucléaires dans notre voisinage, notre pays ou région et en même temps promouvoir l’abolition mondiale des armes nucléaires par un traité négocié, une convention relative aux armes nucléaires (NWC). Un projet de traité (Model NWC) a été diffusé par Ban Ki-Moon, Secrétaire Général de l’ONU, comme guide de négociations. Il définit les éléments légaux, techniques et politiques permettant de débarrasser le monde des armes nucléaires.
Le Model NWC a aidé à transformer l’abolition des armes nucléaires d’un simple idéal à un processus pratique avec un plan clair vers la réussite. Les moyens de communication mondiaux nous permettent d’être directement engagés vers cet objectif. Chacun d’entre nous peut venir en ligne et accéder au Model NWC, ainsi qu’au plan du Secrétaire Général de l’ONU pour faire progresser la convention, de même qu’aux résolutions des Nations Unies appelant au début des négociations. Nous pouvons prendre contact avec nos gouvernements pour les encourager à soutenir le début des négociations. S’ils hésitent, nous pouvons demander à nos parlementaires de les pousser, voire à nos maires de le faire, plus de 3.000 ont rejoint l’appel mondial pour une convention sur les armes nucléaires.

Une occasion historique nous est offerte par le président Obama, qui a avancé une vision pour un monde sans armes nucléaires et a entamé un processus dans ce sens. Il est vrai que le président Obama n’a pas encore rejoint M. Ban Ki-Moon en promouvant spécifiquement la NWC. Il doit peut-être d’abord réussir, avec la Russie, à réduire les stocks et, avec son propre sénat, à ratifier le traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Mais nous n’avons pas à attendre. Nous pouvons soutenir la vision du président Obama en commençant dès à présent à travailler sur la convention relative aux armes nucléaires. Comme pour la convention relative aux mines terrestres et la convention relative aux armes à sous-munitions, des gouvernements et des sociétés civiles peuvent commencer à délibérer et négocier sur la NWC, ce qui conduira à une pression sur les autres pays pour qu’ils s’y joignent.

Il y a quelque vérité dans l’argument que les puissances nucléaires pourraient signer un traité d’abolition des armes nucléaires qu’à condition que toutes les autres le font également. Mais même si c’est vrai, cela ne doit pas nous empêcher de commencer des négociations. Des Etats peuvent négocier un traité en conservant le droit de ne pas le ratifier, ou d’assurer qu’il n’entre pas en vigueur, à moins que d’autres puissances nucléaires actuelles ou potentielles le ratifient aussi. Je saisis l’occasion de remercier la fondation Right Livelihood pour avoir pris conscience que les temps sont mûrs pour un effort mondial vers une convention relative aux armes nucléaires et pour avoir aidé par cette récompense à cet effort.

En conclusion, je voudrais revenir au filet d’Indra. J’ai surtout parlé du mur des armes nucléaires et des processus politiques pour l’abattre. Je n’ai pas eu le temps de parler d’autres processus, principalement l’éducation à la paix et au désarmement, étant l’outil, je crois, le plus important pour briser les murs et les remplacer par la compréhension, le respect et des relations bénéfiques pour tous.

L’éducation à la paix peut être très simple. Cela peut consister à investiguer les coûts que représente la violence au foyer, à l’école ou dans le monde, en comparaison des avantages des solutions « gagnant-gagnant » en situation de conflit. Ou bien des analyses sur les causes profondes des conflits et le développement de solutions tenant compte d’une myriade de facteurs. L’important est de s’assurer que des gens de tout âge peuvent étudier et développer leur compétence dans la paix. Je peux témoigner de l’appétit exceptionnel que manifestent les jeunes à apprendre et de leur rapidité à utiliser leurs compétences. Ma fille m’a surpris en prenant l’initiative d’un jeu de rôle de résolution de conflit à l’âge de trois ans. Depuis j’ai vu des enfants de six ans dans nos programmes qui méditaient, avec succès, à la résolution de conflits à l’école, ou des adolescents faisant preuve de meilleures compétences pour résoudre des conflits, pour méditer ou pour convaincre que moi-même.

Enfin, je voudrais mentionner brièvement une menace majeure pour notre réseau mondial : le changement climatique et je profite de l’occasion pour applaudir la fondation Right Livelihood d’avoir décerné une récompense à David Suzuki pour ses travaux dans ce domaine. Je vais commenter une seule des importantes suggestions du Dr. Suzuki, qui pourrait être la manière la plus efficace de réduire considérablement l’empreinte carbone et de contribuer à lutter contre la faim dans le monde.

En 2006, l’Organisation des Nations-Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture a informé que le secteur du bétail produisait plus d’émissions de gaz à effet de serre que l’ensemble des voitures, camions et avions dans le monde. Le Dr. Rajendra Pachauri, président du groupe d’experts intergouvernemental des Nations Unies en charge de l’étude de l’évolution du climat, a déclaré que le passage d’un régime basé sur la consommation de viande à un régime végétarien aurait plus d’effet que, par exemple, utiliser une voiture hybride. Le lauréat Right Livelihood Frances More Lappe, dans « Régime pour une petite planète » explique que manger de la viande prive la population du monde de la nourriture dont elle a besoin. Il faut environ 20 fois plus de terres pour produire de la viande que pour produire l’équivalent de protéines végétales. De plus, des millions de tonnes de céréales qui pourraient servir à nourrir des gens nourrissent du bétail.
Je suis d’abord passé de la viande à un régime végétarien parce que je ne pouvais pas supporter la violence inhérente à la tuerie d’animaux. Je me suis rendu compte que ma décision était purement personnelle. Je sais à présent que le changement de régime est essentiel pour un monde durable et donc intimement lié à la paix et la justice. Je remercie la fondation Right Livelihood pour ce repas végétarien et le gouvernement suédois pour avoir donné une information publique sur l’empreinte carbonique de leur nourriture, à présent incluse sur certaines étiquettes de nourriture.

J’encourage chacun d’entre nous à promouvoir un régime pacifique et éthique pendant que nous abattons les murs de la violence et rendons au filet d’Indra toute sa gloire.

Merci

Coordinateur de la Nouvelle-Zélande pour la Marche mondial

Traduction : Serge Delonville